Le style français, l’idée de 2025

Vous le savez, la question de la recherche du style français me passionne depuis les débuts de ce blog. Je vous en ai parlé maintes fois, parfois en prenant Arnys pour exemple, parfois en tentant d’en dépasser l’esthétique. En 2025, alors que le vestiaire masculin oscille entre performance technique et nostalgie patrimoniale, je m’amuse toujours à y réfléchir. Tout en étant peut-être à peu près sûr qu’au fond, il n’existe plus vraiment de style national, tout étant fondu dans une grande internationale stylistique. Cette question d’un style français hypothétique m’était sortie de l’esprit. Je le trouvais… introuvable.

D’autant plus que la pratique – difficile – du prêt-à-porter m’a éloigné de cette réflexion théorique. Développer des modèles, les produire, les distribuer, les solder est incroyablement chronophage et énergivore. Toutefois, cette pratique pousse aussi à observer les confrères et concurrents : coupes en vogue, matières privilégiées, palettes de couleurs, etc. À force de regarder, un jour, plus qu’un autre, j’ai mieux ouvert les yeux. Je m’amusais intérieurement de cette forme de découverte. Le style français, mais c’est bien sûr ! Eurêka. Alors qu’il était devant moi depuis une décennie. Une décennie à ne voir que ça, à longueur de journée, dans ma boutique, sur les trottoirs, dans le métro.

Je précise toutefois que j’ai eu du mal à bien ouvrir les yeux, car dans le costume, on finit par ne voir que le costume, comme alpha et oméga du style masculin. Ce style français, si commun, si présent, comment le caractériser alors ? Je vous déroule mes critères :

  • La coupe est proche du corps. Autrement dit : slim ou semi-slim.
  • Les proportions des détails sont invariablement chiches, voire pingres. Autrement dit : minimalistes. Minables dirait un ami.
  • Les matières sont majoritairement naturelles. Le coton est surreprésenté. La laine est vaguement présente, mais elle coûte cher, alors une laine qui gratte d’origine portugaise suffit.
  • La palette de couleurs est trendy sans jamais être saturée.
  • L’esthétique se veut BCBG tout en revendiquant presque celle de l’artisan couvreur.

Une fois ces critères distillés, vous avez peut-être du mal à visualiser le résultat. Je vais vous aider. Imaginez un jeune homme entre 30 et 40 ans, plutôt urbain. Il travaille comme juriste à la Macif. Ou chef de produit dans une start-up d’applis. Ou ingénieur chez SNCF Réseau. Ou technico-commercial chez Keolis. Ou banquier dans une agence de la BNP. Ou caviste chez Nicolas. Bref, il a fait quelques études et occupe un poste situé à une certaine altitude de l’ascenseur social. Que porte-t-il ce mardi matin ? Je citerai toujours trois marques pour rester neutre et vous ouvrir le champ de l’imaginaire :

  1. Une chemise en petit oxford rayé, un coton pas très épais. Le col est ridiculement petit, minuscule, pour faire plus moderne, comme les poignets. Une poche de poitrine existe, mais si petite aussi qu’elle en devient risible. Cette chemise n’a pas été repassée — très important. D’où vient-elle ? Peut-être Monoprix, peut-être Faguo, peut-être Figaret.
  2. Un chino, là encore en coton pas très épais, couleur beige. Sans pli marqué au fer. La ligne est très svelte sur la jambe, soulignant le postérieur rebondi que madame ou monsieur aime voir, et surtout sans excédent de tissu derrière la cuisse ! Ouverture en bas : entre 17 et 18 cm. Peut-être qu’un bouton coloré égaye la poche arrière, détail très important pour le styliste à l’origine du modèle. D’où vient-il ? Peut-être du Pantalon, peut-être de El Ganso, peut-être de Balibaris.
  3. Pour les souliers, trois possibilités. Soit une paire d’Adidas Stan Smith ou une copie quelconque, elles sont si nombreuses. Détail important : elles sont sales et bien fatiguées. Soit une petite basket basse avec un bouton en bois sur le côté, de chez Faguo. Soit une chaussure en cuir (type derby surtout), du genre de chez Bobbies.
  4. Comme il ne fait pas très chaud, il porte un pull-over en laine bouillie à col rond, d’une couleur indéfinie. Peut-être de chez Hast, peut-être de chez Monoprix, peut-être de chez Devred.
  5. Et comme il lui faut une veste pour ranger son téléphone et paraître plus sérieux devant ses clients et prospects, il a choisi une veste de travail, aussi appelée workjacket, en laine qui gratte bien. Peut-être de chez La Redoute, peut-être de chez Hast, peut-être de chez Octobre.

Je pense qu’avec cette description, vous situerez très aisément et très spontanément ce qu’est ce style français, si commun, si présent. Et vous allez sourire, j’en suis sûr. C’est un peu le but de mon article.

Qu’en ressort-il ? Une certaine idée du style preppy américain, mais savamment retravaillé à la sauce nantaise. Aussi appelée sauce lyonnaise, aussi appelée sauce parisienne.

Vous allez trouver que j’insiste trop sur le côté froissé ou sale. Mais ces aspects sont consubstantiels à ce style que je cherche à décrire. Tout comme le côté très chiche des lignes générales et particulières. Ils sont incontournables pour que le tableau soit juste. En aucun cas je ne pourrais dresser ce tableau amusé en ajoutant un chino lourd au pli repassé de chez Cavour, une chemise impeccable au grand col Anglo-Italian, ou encore une maille de belle qualité Rubato. Pas plus que je ne pourrais glisser à l’intérieur un petit logo Polo Ralph Lauren, sauf s’il s’agit d’un polo, et encore. Trop statutaire.

Ce style que j’expose, fruit du mélange des marques précitées, est incroyablement national. C’est ici qu’il s’admire. En particulier cette workjacket que les Anglo-Saxons nomment chore-jacket et qui, malgré les présentations de Permanent Style, ne trouve aucun écho ailleurs. C’est un style qui se veut chic, qui se veut habillé. Mais à l’œil averti, il ne fait pas vraiment chic, et fait souvent un peu piteux, la faute à un tissu peu flatteur et à des dimensions trop chiches. Toutefois, qu’on ne s’y méprenne pas un instant : je ne cherche pas à faire le méchant ou le rageur.

C’est juste qu’à un moment donné, j’ai trouvé incroyable que toutes ces marques proposent exactement la même esthétique, avec les mêmes matières. Je me suis dit : cela fait sens. Elles sont interchangeables. Elles proposent toutes la même chose. Avec une gamme de prix allant de « pas trop cher » à vaguement « premium ».

Il existe deux raisons à ce style français :

  1. La recherche légitime d’une esthétique du quotidien facile, sans fer à repasser, qui ne tombe pas dans le sportswear, qui cherche à s’éloigner du jean, du jogging, du trop négligé. Pour, comme je le disais au début, pouvoir convenir à la fois à la sortie de la messe, au jour de marché, au rendez-vous client.
  2. La recherche légitime d’une esthétique qui ne coûte pas cher. Et là, je ne jette vraiment pas la pierre. Car j’aime la politique, et j’ai pleinement conscience d’une chose qui m’attriste : les Français n’ont pas un rond dans leur fond de poche. Surtout ce trentenaire citadin qui plafonne vite dans l’échelle des salaires et doit s’occuper vaillamment de ses jeunes enfants. (Il y a un peu de caricature dans mon propos, je le sais. Mais tout de même.) Cela explique le côté avachi et fatigué des pièces décrites, tout comme la médiocrité des tissus évoqués.

Lorsque vous recoupez mes différents critères et arguments, vous verrez que tout cela fait sens. Sinon, vous pouvez me contredire : la démocratie, c’est le droit d’avoir tort.

J’ajouterai volontiers, pour être complet, des sous-thèmes plus philosophiques à mes points 1 et 2 ci-dessus.

  1. À la recherche légitime d’un vestiaire facile se double l’absolue nécessité de ne pas paraître trop riche. Surtout pas. Cette penderie décrite n’est signifiante que d’elle-même. Certes, elle se reconnaît et se décrypte, ce que je fais. Mais en aucun cas, elle n’est un signe extérieur de richesse. C’est presque Ralph Lauren, et surtout pas en même temps. Cette allure se veut la plus simple possible, presque ouvrière. Tout l’inverse de celui qui s’habille chez (le vraiment incroyable en prix bas) Suit Supply, et qui veut montrer son envie d’ascension sociale, qui veut faire croire qu’il fait partie des happy few qui s’habillent chez Cucinelli ou Loro Piana. Cette allure française se veut… comment dire… insignifiante ? C’est édifiant, mais ça ne m’étonne guère. On a du mal à se donner de la grandeur maintenant. Puis-je, en partant du vêtement, aller jusqu’à de tels développements ? Je me le demande.
  2. Développement du point 2, et corollaire du précédent également : cette recherche esthétique « qui ne coûte pas cher » se double d’un goût très français pour la moindre dépense vestimentaire. Je vois des clients argentés qui ostensiblement font le choix du « pas trop cher ». Comme mon aimable client de l’autre jour, qui au lieu de s’offrir un tricot en cachemire Johnston of Elgin ou Moorer, voire Bompard, a choisi un tricot en cachemire Falconeri. C’est si parlant.

Ce goût français, résultant 1) d’une volonté de simplicité, 2) d’un porte-monnaie contraint, 3) d’une orientation culturelle pour le moins-disant, se lit dans le tissu commercial. Êtes-vous capable de trouver dans votre ville — Bayonne, Rennes, Limoges ou Cherbourg — une belle boutique très achalandée en produits de qualité, anglais ou italiens, qui valent cher ? Pourquoi Drake’s n’a-t-il jamais ouvert de boutique à Paris ? Pourquoi même, d’ailleurs, Drake’s n’a-t-il aucun revendeur multimarques ici ? Et, à l’inverse, pourquoi Paris est-elle un eldorado pour Suit Supply, qui y multiplie les implantations ? Dans les villes que je viens de citer, trouvez un polo Gran Sasso ou un pull Smedley.

Des questions qui, comme vous le voyez, dépassent le style et touchent en réalité à l’économie, presque à la politique. Je me suis beaucoup amusé à essayer de vous expliquer ce style français que je semble voir. Et vous? Les arguments que j’avance font-ils sens aussi à vos yeux?

Belle et bonne semaine, Julien Scavini

L’uniforme asymétrique de la United States Space Force

Alors que j’écrivais un article sur l’uniforme des pilotes de ligne (à paraitre dans Airways Magazine), je tombais sur une tenue particulièrement intéressante, ou amusante, c’est selon. Il s’agit de l’uniforme de la jeune United States Space Force, créée en 2019. Elle ne pouvait se contenter d’un simple uniforme hérité de l’Air Force, elle devait marquer sa singularité. Quoi de mieux, pour se distinguer, qu’un vêtement de parade à boutonnage asymétrique d’un large pan croisé obliquement sur la poitrine ? Quelle définition. Voyez plutôt :

Très intéressante n’est-ce pas? Cette oblique surprend l’œil moderne, habitué à la verticalité sobre des chemises et vestes. D’autant plus que une telle oblique n’est pas facile à patronner. Sur un homme, c’est déjà coton, sur une femme avec le développement de la poitrine, ça devient une gageure. Pourtant, elle s’inscrit dans une longue tradition, celle du dolman. Dès le XVIIIᵉ siècle, la cavalerie hongroise arbore le porte : une veste ajustée, couverte de brandebourgs et de tresses. Les hussards en France popularisent cette allure flamboyante : le torse barré, la silhouette nerveuse, la martialité transformée en spectacle. Voyez les deux exemples dans l’ordre, le premier s’arrêtant à la taille, le second avec de petites basques emboitant les hanches :

De Vienne à Paris, de Varsovie à Saint-Pétersbourg, toutes les armées continentales copient ce modèle. Les uhlans prussiens, les lanciers français ou autrichiens, puis les chasseurs de toutes sortes adoptent des coupes similaires. Ce torse rehaussé d’un large V est signe de dynamisme, de singularité et, disons-le, de panache. Toutefois là, rien d’asymétrique. Bien au contraire. L’ouverture est au centre, les pans se chevauchent d’ailleurs très peu (on dit qu’il n’y a pas de croisure) et les brandebourgs cherchent la symétrie parfaite.

C’est que l’asymétrie dans le vêtement est très très rare. Deux exemples me viennent en tête. Le premier est hors sujet ici, il s’agit des robes asiatiques pour hommes, types tuniques d’Empereurs et de mandarins, voyez plutôt ce sublime exemple chinois, autour de 1800 :

Le second exemple est plus intéressant, plus proche, et plus utile à ma démonstration. Il s’agit du dolman porté par les grooms et chasseurs d’hôtel dans les années 20 et 30. Comme on peut le voir sur cette excellente reproduction dans le film de Wes Anderson, Grand Budapest Hotel :

Là, on trouve une asymétrie de boutonnage, avec un pan chevauchant largement l’autre pour se boutonner, à la manière d’une veste croisée, assez loin sur le pan droit. C’est beau. On en connait un autre, c’est Spirou, dont la première version en 1938 figurait un dolman à grand V boutonné.

Ce grand V boutonné symétrique mais à fermeture asymétrique a inspiré Hollywood. Les costumiers des séries de science-fiction des années 60 cherchent à imaginer l’uniforme de l’homme du futur. Or, quel vocabulaire emprunter, sinon celui déjà chargé de symboles ? Dans Star Trek, la série originale, ce système de croisure décalée tape dans l’œil des costumiers. Mais pour alléger la veste, la rendre plus minimaliste et éviter de leur donner une allure de groom et de hussard hongrois, exit les boutons. Une agrafe, sorte de fibule new-age est simplement rajoutée à cheval sur l’épaule. Ça ne manque pas d’allure. Mais c’est plutôt années 1970 que 2070 au final non?

Un truc stylistique qui sera repris dans Star Wars ainsi que dans Battlestar Galactica pour donner un air de discipline martiale ou pour signaler l’ordre hiérarchique et la solennité militaire.

On voit alors la boucle se refermer : le dolman hongrois inspire l’Europe, qui inspire Hollywood, qui inspire aujourd’hui la Space Force américaine. L’histoire du vêtement militaire est rarement linéaire : elle procède par citations, réinterprétations, réemplois. Dans l’espace, on recycle le XIXᵉ siècle pour inventer le XXIIᵉ. L’armée de l’espace ne pouvait s’habiller comme de simples terriens. Il lui fallait une singularité iconique, presque théâtrale, propre à graver dans l’imaginaire collectif son existence toute neuve. C’est toutefois signalons le un prototype. Une sorte de compromis entre le dolman du hussard et le costume d’officier klingon.

Dans cinquante ans, peut-être jugera-t-on cet uniforme comme une réussite symbolique, capable d’incarner l’entrée de l’humanité dans l’ère extra-atmosphérique. Ou peut-être le rangera-t-on aux côtés des bizarreries vestimentaires que l’histoire militaire a produites en abondance : casques à crête trop lourds, pantalons garance, vareuses à boutons inutiles. Quoi qu’il en soit, l’affaire est claire : même au XXIᵉ siècle, l’uniforme militaire ne se contente pas de vêtir. Il convoque l’histoire, recycle l’imaginaire, raconte une épopée. La Space Force a choisi le biais. À nous de décider si ce biais est brillant… ou simplement bancal. J’attends de voir en France toutefois quelques études intéressantes, pour au moins avoir de quoi bavarder. Pas sûr qu’avec notre déficit abyssal et anxiogène nous soyons en capacité de le faire toutefois.

Belle et bonne semaine, Julien Scavini

Sommes-nous tous en uniforme ?

Dans le métro parisien, un matin de semaine, les silhouettes défilent. Sneakers blanches, sac de sport, jean délavé, hoodie ample et écouteurs vissés aux oreilles. De temps en temps, un costume. Au premier regard, on pourrait y voir la diversité joyeuse d’une société où chacun exprime son style, sa personnalité. Pourtant, cette apparente liberté n’est-elle pas d’une certaine manière, un uniforme. Idée qui m’a troublé l’autre jour. N’étais-je pas devant une illusion d’individualité ?

Je rependais à ce qu’écrivait Georg Simmel (1858-1918) sur la mode comme un jeu de double contrainte : l’individu cherche à s’intégrer (imiter les autres) tout en voulant se différencier (s’affirmer). S’aligner et se différencier à la fois. Ainsi, la mode est une mécanique paradoxale : elle nous promet la singularité, mais par le biais d’une série de codes collectifs. Roland Barthes, quelques décennies plus tard, le soulignera à son tour : ce n’est pas tant le vêtement qui compte que le discours qui l’entoure. “Choisir” une pièce vestimentaire, c’est en réalité choisir dans un stock limité de significations déjà balisées par le groupe. La chemise à carreaux, la basket rare ou le jean vintage deviennent ainsi des “signes” de liberté, mais cette liberté est codée. La publicité, la presse, aujourd’hui les influenceurs, nous indiquent ce qui sera considéré comme original.

Dès lors, nos goûts vestimentaires ne sont pas neutres, ils traduisent notre habitus social. Le vêtement, bien avant de dire qui nous sommes, dit à quelle classe nous appartenons, ou voulons appartenir. Le vêtement est en partie, l’uniforme invisible des classes. En partie, car un millionnaire du bitcoin peut se vêtir comme un va-nu-pieds. Et qu’à l’inverse, le costume-cravate peut camoufler les classes : employé de bureaux ou directeur général * ? Le costume est l’uniforme par excellence de l’homme moderne **. Sobre, fonctionnel, sérieux, il gomme l’excentricité pour incarner la respectabilité. En ce sens, le costume-cravate est un signe de discipline, de rationalité, de pouvoir. Comme tout uniforme, il dissimule l’individu derrière un rôle.

Aujourd’hui, tous les milieux s’en libèrent. Dans les startups de la tech, par exemple, le hoodie ou le t-shirt remplacent le costume : autre uniforme, tout aussi codé, mais qui se veut décontracté, créatif. On ne s’affranchit donc pas de l’uniforme : on change seulement de grammaire. Là où l’ancien costume signalait l’autorité, le jean et la sneaker de marque signalent désormais le dynamisme et l’appartenance à une élite nouvelle.

D’une certaine manière, ce jean sneaker hoodie est un uniforme aussi. Dans le métro, je pensais alors aux paysans du XVIIème siècle, allez savoir pourquoi. Ils n’avaient pas vraiment le choix de leurs vêtements. Ils se vêtaient d’habits utilitaires et basiques. Dont la répétition pouvait probablement donner l’impression d’uniforme. Thorstein Veblen (1857-1929) établit que l’habit est l’un des terrains privilégiés de la consommation ostentatoire. Porter une cravate Hermès ou une sneaker Balenciaga n’a rien de fonctionnel : c’est un signe de statut. Michel Foucault, de son côté, voyait dans ces pratiques une “technique de soi” : nous travaillons notre apparence comme nous sculptons notre identité, persuadés de nous inventer alors que nous rejouons des normes déjà instituées.

Et si ce soin vestimentaire nous paraît si important, c’est aussi parce que nous en avons le temps et les moyens. Dans les sociétés pauvres ou en guerre, le vêtement obéit d’abord à la nécessité. Dans les sociétés riches, il devient un support de narration de soi. Le futile est un privilège.

Simmel, encore lui, avait déjà vu juste : la mode n’abolit pas l’uniforme, elle le renouvelle sans cesse. Le costume-cravate, aujourd’hui concurrencé par d’autres styles, reste un bon rappel : ce que nous appelons “liberté vestimentaire” est toujours inscrit dans des codes collectifs. L’uniforme n’a pas disparu : il s’est dissous dans la mode, les tendances et les tribus sociales.

Alors, sommes-nous libres de nous habiller ? Oui, mais seulement à l’intérieur d’un cadre qui fait sens. Et c’est sans doute cela, le vrai paradoxe : nous avons besoin d’un uniforme pour pouvoir paraître individuels. Sans codes partagés, la différence ne serait même pas lisible.

À la fin, la question demeure : votre style vestimentaire, qu’il soit costume-cravate, jean vintage ou hoodie design, n’est-il pas déjà un uniforme ?

* notons tout de même que l’œil averti est capable de distinguer le costume basique du costume de prix. Ce qui dès lors peut orienter la lecture sociale.

** bien que l’idée que le costume soit un uniforme soit sans cesse rejeté par les sartorialistes, et moi-même en partie, qui tentons de lui donner du cachet et de la personnalité, par le tissu, la coupe, les accessoires. Je m’amuse toutefois à constater que des marques comme Suit Supply ou à l’inverse du spectre, Hartwood (vu dans Dandy Mag), par la répétition systématique du costume marine avec une belle cravate marine cherche à enfoncer le clou de l’uniforme, du magnifique uniforme.

Sur ces petites réflexions, je vous laisse songer. Et songez aussi… à une chose. Il y a 16 ans, j’ouvrais ce blog… Cette petite information envoyée par WordPress m’a fait ouvrir grand les yeux. Belle semaine. Julien Scavini

Style anglais, du tapage à assagir ?

Lorsque je pense style anglais, je ne pense pas immédiatement au costume. Je pense d’abord au style campagne chic, dont l’élément central est la veste en tweed à carreaux. C’est l’une des signatures les plus reconnaissables de l’élégance britannique : un mélange assumé d’excentricité et de tradition.

En France ou en Italie, le tweed évoque la discrétion : bruns, gris, verts sourds. On aime ce côté “naturellement raffiné”, texturé mais contenu, presque en sourdine. En Angleterre, c’est tout autre chose. Le tweed est historiquement un vêtement de campagne, pensé pour être robuste, fonctionnel, et… visible. Ces carreaux vifs – rouge, orange, bleu roi, fuchsia parfois – n’étaient pas un simple caprice esthétique. Ils identifiaient un clan, une région, une famille, et plus tard, servaient à se distinguer lors des parties de chasse.

Les tons sont inattendus : sauge, moutarde, framboise, turquoise. Ils se croisent dans la trame et s’opposent farouchement à la campagne anglaise elle-même : brume, landes, collines, chiens de chasse… Cette touche de couleur presque théâtrale tranche avec la grisaille et donne naissance à cette impression de “campagne chic”.

Ce qui est fascinant, c’est que les Anglais ne voient pas cela comme extravagant. Pour eux, c’est le prolongement naturel de leur rapport à la nature et à la tradition. Vu de l’extérieur, c’est presque un manifeste stylistique : porter le tweed chamarré, c’est afficher une décontraction élégante, une indifférence aux codes sobres du continent.

C’est aussi pourquoi, dans les liasses des drapiers comme Holland & Sherry, Moon, Lovat ou Porter & Harding, on retrouve toujours ces carreaux bigarrés. Ils incarnent un style qui ne cherche pas à séduire par la discrétion, mais à affirmer une personnalité, une appartenance, un goût de la couleur.

On pourrait dire que le tweed français ou italien est “civilisé”, presque urbain, tandis que le tweed anglais chamarré demeure profondément rural – aristocratique même – avec une pointe d’excentricité joyeuse.

Et cette veste n’est jamais seule. Dans le vestiaire anglais, elle s’accompagne de compagnons tout aussi caractéristiques. La chemise tattersall, avec ses carreaux discrets qui rappellent l’univers équestre et agricole, prolonge naturellement le motif du tweed. La cravate amusante, souvent décorée de petits motifs animaliers ou d’un motif club, ajoute une note de fantaisie assumée. Quant aux pantalons, ils se déclinent volontiers en velours côtelé épais ou en flanelle grise, matières robustes mais élégantes, parfaitement adaptées à la vie de campagne comme à une promenade en ville.

C’est cet assemblage, plus encore que chaque pièce isolée, qui crée le fameux “style campagne chic” : une silhouette rustique, colorée, mais traversée d’une élégance aristocratique qui reste proprement anglaise et que la marque Hackett incarnait merveilleusement il y a vingt ans.

Reste que, pour séduisant qu’il soit sur le papier – ou sur les landes du Yorkshire – cet assemblage peut vite tourner au costume folklorique. En Angleterre, il évoque la tradition, la chasse, la campagne aristocratique. Mais vu de l’extérieur, il frôle parfois la caricature. On pense immanquablement à Nigel Farage, à ses vestes de tweed un peu étriquées, ses pantalons de velours trop larges et ses cravates criardes, incarnation d’un certain provincialisme politique. Ou encore à ces gentlemen excentriques vus à à Ascot, qui assument fièrement une palette de couleurs improbable, avec le sourire d’un pays qui chérit son humour vestimentaire.

C’est charmant à observer, mais autrement plus ardu à porter pour un Français. Notre culture vestimentaire, façonnée par la recherche de l’équilibre et de la mesure, se heurte vite à ce trop-plein de motifs, de textures et de couleurs. Ce qui passe pour de la décontraction aristocratique à Londres peut aisément sembler “lourdingue” à Paris.

Heureusement, il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’au bout de cette excentricité pour apprécier et porter ces vestes chamarrées. Car si l’on s’en tient à la tradition la plus stricte, on se retrouve vite enfermé dans une panoplie presque dandyesque : pantalon de velours rouge cramoisi ou jaune poussin, cravate à motifs saugrenus, chemise à carreaux voyants… L’ensemble devient vite tapageur, apprêté, et finit par sembler plus précieux que naturel. Et puis surtout, on devient dans la rue un sujet de rigolade. Difficile !

Or, la force de ces vestes réside précisément dans leur vitalité et leur caractère. Inutile de les noyer sous une avalanche de pièces tout aussi chargées : il est tout à fait possible de les mettre en valeur avec plus de simplicité. En allégeant l’ensemble, on conserve le charme du tweed chamarré, mais sans tomber dans la caricature.

C’est précisément ce que certains observateurs du style britannique, comme Simon Crompton (de Permanent Style), ont compris. Conscient du risque de tomber dans la panoplie “campagne de chasse”, il choisit souvent de neutraliser la veste en l’associant à un vêtement simple, presque banal : un jean brut. Ce contraste volontaire permet de casser l’aspect trop apprêté de la tenue, et de replacer le tweed chamarré dans un cadre plus quotidien, plus urbain aussi.

Ce type d’approche ouvre la voie à une manière contemporaine d’apprivoiser ces vestes. On conserve ainsi leur éclat et leur personnalité, tout en évitant le côté tapageur. Dans le même esprit, un pantalon de velours côtelé épais dans une teinte neutre – blanc cassé ou ivoire – permet également d’alléger l’ensemble. On reste dans un registre rustique, cohérent avec le tweed, mais sans tomber dans l’exubérance colorée. L’effet est lumineux, élégant, et donne à la veste chamarrée l’espace nécessaire pour s’exprimer sans être concurrencée. Autre possibilité, sélectionner un pantalon rappelant les tons de la veste, mais dans une palette non saturée, de couleurs douces, voir image ci-dessous. Ces choix – jean brut, velours neutre, flanelle sobre – montrent qu’il est possible de porter des vestes aux carreaux voyants sans verser dans la panoplie caricaturale. Tout l’art consiste à équilibrer l’excentricité anglaise avec une certaine retenue italienne : un dialogue entre fantaisie et mesure, qui rend le tweed chamarré non seulement regardable, mais véritablement portable.

Trouver le bon équilibre relève presque du chemin de crête. Trop de fidélité à la tradition, et la tenue bascule dans le déguisement : on se retrouve affublé d’un pantalon criard ou d’une cravate excentrique qui donnent à l’ensemble un air théâtral. Trop de sobriété, et la veste perd sa raison d’être, comme si l’on cherchait à la rendre inoffensive. L’enjeu est donc de trouver cette ligne fine où le tweed chamarré garde sa vitalité, son excentricité joyeuse, mais tempérée par des choix de pantalons, de chemises ou d’accessoires qui le rendent portable au quotidien. C’est là que réside tout l’art : préserver l’esprit anglais, sans tomber dans le piège du pastiche ni renoncer à la mesure italienne contemporaine.

Ralph Lauren n’est pas le seul à avoir compris cette nécessité d’adapter l’esprit anglais. Toute une génération de créateurs et de maisons s’est amusée à revisiter le tweed chamarré. Drake’s, par exemple, reste fidèle à un certain humour britannique mais dans des déclinaisons plus souples, portées avec des chemises en oxford ou des chinos sobres qui atténuent la flamboyance des carreaux. Hackett a essayé de proposer des vestes inspirées de la campagne mais pensées pour la ville, avec des motifs légèrement réduits et des harmonies plus subtiles, mais s’est peut-être perdue en route.

En Italie, des maisons comme Boglioli ou Caruso se sont emparées de ces codes pour les réinterpréter à leur manière : vestes déstructurées, couleurs plus feutrées, coupes légères. On est loin du rustique anglais originel, mais l’âme du tweed est encore là, transposée dans un langage méditerranéen plus raffiné. Cette évolution montre bien que le tweed chamarré, s’il reste enraciné dans une tradition rurale anglaise, peut aussi devenir un terrain de jeu stylistique universel. Il suffit d’ajuster la palette, la coupe, ou l’association pour transformer ce vêtement d’aristocrate campagnard en pièce désirable et portable.

En définitive, la veste en tweed chamarré reste l’un des emblèmes les plus attachants du style anglais : un mélange d’excentricité et de tradition, de fantaisie et d’aristocratie rurale. Vue de France, elle peut sembler lourde ou tapageuse, mais en l’associant avec simplicité – ou en choisissant des réinterprétations plus sobres à la manière de Ralph Lauren – elle devient une pièce pleine de caractère, facile à intégrer dans un vestiaire contemporain. Un rappel que l’élégance, parfois, se niche dans ce subtil équilibre entre audace et mesure.

Belle semaine, et belle rentrée. Julien Scavini