La tête de manche ronde et fuyante

La semaine dernière nous avons évoqué la manche montée avec une cigarette, donnant une tête de manche légèrement bombée et rembourrée. Un montage est une technique tailleur ancestrale, dont les variations ont pu être constatées à travers les époques, et suivant les lieux. Cette tête de manche bombée que les italiens appellent « con rollino » n’est pas plus italienne que française. Elle est transnationale.

Toutefois, il est intéressant de constater aussi qu’à travers les époques, ce « roulé bombé » n’a pas toujours été recherché. J’ai évoqué la semaine dernière le XIXème siècle comme instant d’apparition de cette légère structure. Sous l’Ancien Régime, les habits n’étaient pas encore coupés avec l’aisance que les anglais vont codifier ensuite.

L’habit de tradition aristocratique, qu’il soit taillé à Paris par des tailleurs français ou d’origine italienne, est un justaucorps étriqué. Un collant qui moule l’homme. Pour trouver l’aisance dans les mouvements, les patronages adoptent des coupes tout à fait baroques, comme des manches très coudées ou des emmanchures cisaillant le dessous de bras. Le corps de l’homme est littéralement ventousé dans un habit d’Ancien Régime. On se demande comment y rentrer, mais une fois dedans, c’est comme une combinaison.

Cet habit ne présente absolument aucun relief à l’épaule. L’épaule n’est pas rembourrée d’ailleurs. Et la manche file avec rondeur, comme vous pouvez l’observer sur ce portrait de Louis le XVIème.

Et pour prolonger un peu cette plongée picturale et historique dans les épaules plongeantes, observons ces tableaux de Thomas Gainsborough. Oh merveilles !

Observons aussi cet habit passé en vente aux enchères. Splendeur du montage à épaules emboitées, étroites et rondes :

J’ai eu la chance il y a quelques années de voir un habit qu’un client m’avait demandé de restaurer, d’époque Charles X. L’épaule était montée en couture ouverte. Autrement appelée épaule ronde. La laine était tissée très densément à l’époque. Elle était peu élastique. Alors, pour laisser un peu d’aisance au bras, il ne fallait pas trop lisser les lignes. Il fallait ménager un peu d’aisance. C’est ce que l’on voit sur cette redingote de Napoléon exposée à Malmaison. Il y a présence de fronces :

Au XIXème siècle, on n’aimait plus ces fronces. On pensait qu’elles étaient le signe des mauvais tailleurs certainement. C’est pourquoi la cigarette fut inventée. Pour venir, par l’intérieur, pousser l’étoffe et la tendre.

Ces fronces, les tailleurs vont par tous les moyens essayer de les éradiquer au XIXème siècle. Observons ce portrait du Prince Consort du Royaume-Uni, Albert mari de la Reine Victoria. L’épaule est à peine bombée. Et la tête de manche est maintenant un peu plus nette, plus contemporaine.

Nous sommes encore dans une époque qui n’aime pas les fronces en tête de manche. Pour la plupart de mes clients, les dames en particulier qui observent tout, une fronce sur une manche, c’est signe de mauvais montage. Cela ne fut pas toujours le cas. Et puis en Italie, la fronce est même devenue une caractéristique de goût.

Quelle différence maintenant entre une tête de manche ronde, à couture ouverte, modèle ancestral, et une tête de manche dite napolitaine ? On devrait plutôt l’appeler « spalla camicia », car au fond, pourquoi napolitaine ? Les italiens de diverses villes s’enorgueillissent de faire cette épaule, avec ou sans fronce. Comme une chemise donc.

Dans ce montage, la couture de tête de manche n’est plus ouverte. Elle est carrément renversée vers l’épaule, couchée vers l’intérieur. Parceque c’est assez technique et difficile à faire, elle ne se répand pas plus que ça. Il faut trouver des moyens techniques pour faire tenir ce montage en place. Je ne rentrerai pas dans les détails, mais là où l’épaule ronde est maitrisable, l’épaule napolitaine demande un petit savoir faire.

Ensuite, ce montage est permis par la relative finesse des tissus d’aujourd’hui. Allez essayer de coucher un lainage lourd et raide, ce n’est pas facile. Lorsque le tissu est un peu épais comme du Harris Tweed, la couture napolitaine crée de l’épaisseur. Une épaisseur qu’il faut écraser durement pour garder l’épaule bien nette. Cette épaisseur, si on l’inverse pour créer une manche à cigarette, c’est tellement plus logique.

Enfin bref, c’est un peu compliqué comme laïus. Retenons une chose. Historiquement, c’est plutôt l’épaule ronde, à couture ouverte, qui a les faveurs des élégants et des tailleurs. C’est le XIXème siècle, perfectionniste, qui a cherché à donner du galbe et de la netteté aux lignes, par la création de la cigarette, qui elle-même, suivant les époques, a pu être plus ou moins marquée. Enfin, à l’orée du XXIème siècle, ce montage si baroque à fronces, passage obligé d’un habit d’Ancien Régime refait surface. Et plait… La mode, éternel recommencement ?

Voici pour finir un petit comparatif trouvé sur google : épaule à cigarette (bombée), épaule ronde à couture ouverte (plate), épaule napolitaine à couture couchée (en creux). Faite votre choix :

Belle et bonne semaine, Julien Scavini.

Cette semaine, c’était Radu Lupu que j’écoutais, dans le Concerto pour piano no 1 de Brahms…

La tête de manche bombée, à cigarette

Grâce à (ou à cause de) la profusion d’informations disponible principalement sur internet, le passionné se perd parfois un peu. Youtube, instragram, les blogs, les forums, autant de sources, autant d’auteurs, autant de points de vue qui peuvent faire perdre le sens profond d’une information et même la transformer. Pour qui n’est pas très précis et super informé, il est parfois difficile de s’y retrouver dans le monde de l’information sartoriale en particulier. Combien de clients m’ont parlé d’une « émanchure » quand ils faisaient référence à une « emmanchure ».

Le point le plus notable concerne les épaules. S’il est normal que chaque tailleur manuel (dit de grande mesure) ait sa façon de monter une manche, il est anormal d’en tirer une règle ou une conclusion de portée générale. Vous n’imaginez pas les fables que l’on me présente lorsque, lors d’une prise de mesure, je questionne ce point de la veste.

Lorsque certains clients voient la tête de manche légèrement bombée, dit montage avec cigarette, ils reconnaissent cela en me disant, « c’est bien ce montage romain ? » D’autres, dans une confusion absolue croient qu’il s’agit de l’épaule napolitaine. D’autres me demandent si c’est plus italien comme façon de monter les manches. Ou est-ce que c’est français ainsi ? Je fais toujours un peu les yeux ronds.

Et puis il y a le padding. J’ai horreur de ce mot qui a été balancé à tord et à travers sur internet et qui ne veut plus rien dire du tout ! Le padding est une partie du sujet de l’épaule et de la manche, qui ne dissocie pas hélas l’épaulette, l’entoilage et la cigarette. Nous y reviendrons ultérieurement.

Donc, je crois important de repositionner les bases et de donner une (la?) référence. Commençons par les manches, et leur montage.

La seule méthode pour monter une manche, depuis au moins un siècle et demi, c’est le montage bombé avec un petit rembourrage. Ce rembourrage est appelé en France la cigarette. C’est ainsi que font tous les tailleurs, en Angleterre, en France, en Italie ou en Espagne. C’est ainsi que l’on monte une manche. On la coud sur le corps au niveau de l’emmanchure. Et pour que ce montage soit joli et pas gondolé ou froncé, on met un petit peu de feutre et de crin sous forme de la cigarette. Ce petit rembourrage rend la tête de manche net.

Pourquoi fait-on ce petit bombé me direz-vous? Je viens de l’écrire. Pour rendre net le montage de la manche. Mais aussi pour donner un peu d’aisance. Car ce petit bombé, c’est en fait une réserve de tissu pour le cas où vous tendez le bras, où vous bougez. Le bombé donne un peu de « mou ». Toutefois, je tiens à nuancer immédiatement : c’était vrai lorsque les tissus étaient raides et denses. C’est bien moins vrai avec les tissus actuels, forts souples et tendres.

Ensuite, ce montage bombé peut présenter des spécificités locales ou historiques.

L’idée de structurer un peu la tête de manche pour la démarquer un peu de l’épaule apparait probablement vers 1800. C’est la découverte peu à peu du vêtement moderne d’essence britannique. Un vêtement mieux patronner, mieux régler sur le corps, qui suit des règles précises patronage.

La première itération spectaculaire de cette manche qui trouve un peu son autonomie sur le buste apparait juste après la Révolution Française. Un courant de mode spécial dandy dirons-nous. D’une extravagance forte. Ces « incroyables » font rembourrer leurs têtes de manches. Ils se donnent des airs avec leurs cols hauts et leurs manches en gigot. Cette esthétique va fortement influencer la mode masculine, et cela tout au long du XIXème siècle, qui voit des épaules grosses ça et là. Voyez cette gravure. Quelle décadence des épaules !

Toutefois, la norme reste une tête de manche raisonnable. Comme vous pouvez le voir ci-dessous à l’aide de photos de la fin du XIXème siècle. On voit bien ces manches à cigarette. Premier clichés, les frères Caillebotte, avec de jolies épaules tombantes (très peu épaulées) mais une tête de manche gentillement bombée :

On pourrait aussi voir le manteau (ou le paletot ?) d’Eugène Delacroix :

Spécificités historiques donc.

Et locales ensuite. C’est là que la magie contemporaine opère. Où des tailleurs italiens se targuent d’utiliser comme cigarette une feuille de cuir de chèvre, pour faire une tête de manche molle. A Paris, spécificité locale importante, les deux grands tailleurs indépendant de la place, Cifonelli et Camps de Luca forcent un peu cette cigarette, en modifiant le tracé de la tête de manche. Sur cette photo de Lorenzo Cifonelli, on retrouve presque ces épaules des « incroyables ». Est-ce une sorte de tradition française de forcer un peu ce trait ? Voilà une bonne question de thèse de recherche.

Fondamentalement, c’est toujours une épaule cigarette. Mais c’est un savoir poussé à l’extrême, presque une démonstration de « know-how » comme disent les anglais. Voyons par exemple chez Henry Poole à Londres. La cigarette est là. Moins marquée, plus classique :

Et chez Liverano & Liverano ? Voyons sur Simon Crompton. Elle est présente aussi cette petit cigarette :

A la fin de ce court exposé, une chose à retenir, monter une manche avec une petite bosse, c’est normal, c’est ainsi que l’on fait chez les tailleurs. Et ce n’est pas parce que certains blogueurs ont appelé ça « rollino » que ça veut forcément dire que c’est italien… !

La semaine prochaine, on voit ensemble la tête de manche sans cigarette. (Ou presque.)

Belle et bonne semaine, Julien Scavini

Pour écrire cet article, j’ai écouté de Rimsky Korsakov, son Scheherazade par Leopold Stokowski avec le LSO.

Mon avis sur (De) Fursac

On me demande fréquemment ce que je pense de la marque De Fursac, qui il faut le reconnaitre, est depuis bien longtemps ancrée dans le paysage stylistique français. La marque est ancienne. Les anciens l’appellent encore « Monsieur de Fursac ». Le nom de la marque est tiré du nom d’une ville en fait, Saint-Etienne-de-Fursac, où furent installés les ateliers.

Je n’ai jamais su trop quoi penser de cette enseigne et je n’en disais donc rien. Je notais juste que beaucoup de clients se plaignaient de tissus trop fragiles aux pantalons. De mon côté, je leur rétorquais que précisément, les costumes se vendaient bien car ils étaient légers, souples. Et que cette réflexion au fond était un peu schizophrène. Déplorer les conséquences d’une cause appréciée, c’est un classique.

Je n’étais pas très sûr de savoir où positionner De Fursac. Style proche de celui de Dior, mais moins cher. Esthétique pas très loin de A.P.C. mais plus orientée costume et ville que cette dernière. Esprit relativement parisien. Prédominance du noir. Moi qui étais plus proche de l’élégance d’une maison comme Hackett, vantant la countrylife anglaise, je n’étais pas clients. Mais nombre d’amis dans les tours de La Défence aimaient De Fursac. Et surtout ses soldes, qui furent longtemps très attractives.

Un jour, je demandais à un grand industriel français du textile son avis sur De Fursac. Devant ma moue interrogative, il fut très clair et très net. « De Fursac, c’est LA référence du costume en France. C’est eux qui définissent le cahier des charges de référence, et créent le rapport produit-prix. C’est l’étalon du costume sur le marché national. Un costume De Fursac sortie des usines de France, c’était la Rolls de ce qui se faisait, en France, avant que la marque ne décide d’aller produire à l’Est de l’Europe ». Dont acte. Ci-dessous, visuels récents, au petit esprit Attrape moi si tu peux avec Léonardo DiCaprio :

Dès lors, je me mis à regarder avec plus de sérieux les vitrines de De Fursac, ainsi que ses campagnes de publicité. Quelqu’un de sérieux m’avait dit que c’était la référence. Alors soit, je le prenais au sérieux, et ne trouvais rien à redire à mes amis en De Fursac. Quand aux clients cités plus hauts, je continuais le même discours qu’avant. On aime ce qu’on achète et inversement.

Et puis voilà, la marque a été rachetée par SMCP, un gros groupe textile. Un nouveau directeur artistique est arrivé, Gauthier Borsarello jadis commentateur de mes humbles articles ici. Je ne pouvais que me dire, espérons qu’ils fassent bien les choses, ce n’est vraiment pas une industrie facile le textile. Même dans un secteur en croissance comme l’habillement masculin, ce n’est vraiment pas simple. Il faut tirer son épingle du jeu sur un marché national aux prix serrés, face à des acteurs internationaux très lourds (Hugo Boss, Suit Supply, Boggi éventuellement, etc…).Il faut avoir les bons codes, les bons réflexes de style.

Le fait est que les silhouettes proposées sont très élégantes  maintenant, et bien moins fades que par le passé. La maison surfe sur un léger revival des années 80 et 90 très à la mode et porté par un créateur jeune quadragénaire. Le catalogue présente des vêtements bien choisis (manteau long cet hiver, blouson dans de belles matières, col roulé à l’italienne, etc… Un petit mixte entre les parisiens A.P.C. , Husbands, Beige Habilleur, Dior, et les mastotodontes Ralph Lauren ou Gant. Les deux manteaux ci-dessus sont très beaux. Et ci-dessous : certes le mannequin au sourire froid d’humanoïde ne m’inspire pas. Mais les tenues sont très belles. Beaux mocassins, belles chemises aux cols généreux, cravates amusantes. Un peu esprit Wall Street 1990.

Surtout, ce que j’apprécie par-dessus tout, c’est le nouveau positionnement tarifaire. J’ai vu au CNIT jeudi dernier une vitrine présentant un pantalon en coton blanc, net, au prix de 255 euros, avec des petits ajusteurs sur le côté. Voilà un produit avec une bonne marge. Donc, une marge permettant de vivre et de se développer, une marge rémunérant un groupe et ses travailleurs, en particulier les vendeurs dans les boutiques. Sur un marché national qui s’éteint de sa propre recherche du prix toujours plus bas, c’est un signe salutaire. Un produit vaut quelque chose.

Les jeunes marques digitales ayant érigé comme un dogme l’annihilation des intermédiaires, pour vendre au prix le plus « honnête » en direct d’usine, ont renchéri sur ce phénomène franco-français. Loro Piana avait fait une étude sur ses marchés tissus, et avait découvert qu’en France, c’était le pays où il était possible d’acheter un costume en tissu Loro Piana le moins cher au monde. C’est ahurissant.

Cette politique prix de Fursac (la marque a perdu son DE, à tord ou à raison… ?) m’est apparue heureuse. On ne crée pas une envie de marque, une image, un désir en donnant ses produits. Au contraire. « Qui trop embrasse mal étreint » ai-je lu quelque part. C’est assez vrai. En même temps, le consommateur n’a pas un portefeuille extensible et donc il y a une friction de marché. Je ne sais pas du tout où en est la maison Fursac. Elle a ouvert à Londres. Va ouvrir à New-York.

On peut lui souhaiter bonne chance je crois. Voilà une jolie enseigne qui propose de jolis produits. Dessinés à Paris. Soyons orgueilleux de notre patrimoine économique. Voilà mon avis en fait.

Belle et bonne semaine, Julien Scavini

J’ai écouté ce soir pour rédiger cet article, Les Nocturnes de Claude Debussy, par Pierre Boulez.