Grâce à (ou à cause de) la profusion d’informations disponible principalement sur internet, le passionné se perd parfois un peu. Youtube, instragram, les blogs, les forums, autant de sources, autant d’auteurs, autant de points de vue qui peuvent faire perdre le sens profond d’une information et même la transformer. Pour qui n’est pas très précis et super informé, il est parfois difficile de s’y retrouver dans le monde de l’information sartoriale en particulier. Combien de clients m’ont parlé d’une « émanchure » quand ils faisaient référence à une « emmanchure ».
Le point le plus notable concerne les épaules. S’il est normal que chaque tailleur manuel (dit de grande mesure) ait sa façon de monter une manche, il est anormal d’en tirer une règle ou une conclusion de portée générale. Vous n’imaginez pas les fables que l’on me présente lorsque, lors d’une prise de mesure, je questionne ce point de la veste.
Lorsque certains clients voient la tête de manche légèrement bombée, dit montage avec cigarette, ils reconnaissent cela en me disant, « c’est bien ce montage romain ? » D’autres, dans une confusion absolue croient qu’il s’agit de l’épaule napolitaine. D’autres me demandent si c’est plus italien comme façon de monter les manches. Ou est-ce que c’est français ainsi ? Je fais toujours un peu les yeux ronds.
Et puis il y a le padding. J’ai horreur de ce mot qui a été balancé à tord et à travers sur internet et qui ne veut plus rien dire du tout ! Le padding est une partie du sujet de l’épaule et de la manche, qui ne dissocie pas hélas l’épaulette, l’entoilage et la cigarette. Nous y reviendrons ultérieurement.
Donc, je crois important de repositionner les bases et de donner une (la?) référence. Commençons par les manches, et leur montage.
La seule méthode pour monter une manche, depuis au moins un siècle et demi, c’est le montage bombé avec un petit rembourrage. Ce rembourrage est appelé en France la cigarette. C’est ainsi que font tous les tailleurs, en Angleterre, en France, en Italie ou en Espagne. C’est ainsi que l’on monte une manche. On la coud sur le corps au niveau de l’emmanchure. Et pour que ce montage soit joli et pas gondolé ou froncé, on met un petit peu de feutre et de crin sous forme de la cigarette. Ce petit rembourrage rend la tête de manche net.
Pourquoi fait-on ce petit bombé me direz-vous? Je viens de l’écrire. Pour rendre net le montage de la manche. Mais aussi pour donner un peu d’aisance. Car ce petit bombé, c’est en fait une réserve de tissu pour le cas où vous tendez le bras, où vous bougez. Le bombé donne un peu de « mou ». Toutefois, je tiens à nuancer immédiatement : c’était vrai lorsque les tissus étaient raides et denses. C’est bien moins vrai avec les tissus actuels, forts souples et tendres.
Ensuite, ce montage bombé peut présenter des spécificités locales ou historiques.
L’idée de structurer un peu la tête de manche pour la démarquer un peu de l’épaule apparait probablement vers 1800. C’est la découverte peu à peu du vêtement moderne d’essence britannique. Un vêtement mieux patronner, mieux régler sur le corps, qui suit des règles précises patronage.
La première itération spectaculaire de cette manche qui trouve un peu son autonomie sur le buste apparait juste après la Révolution Française. Un courant de mode spécial dandy dirons-nous. D’une extravagance forte. Ces « incroyables » font rembourrer leurs têtes de manches. Ils se donnent des airs avec leurs cols hauts et leurs manches en gigot. Cette esthétique va fortement influencer la mode masculine, et cela tout au long du XIXème siècle, qui voit des épaules grosses ça et là. Voyez cette gravure. Quelle décadence des épaules !
Toutefois, la norme reste une tête de manche raisonnable. Comme vous pouvez le voir ci-dessous à l’aide de photos de la fin du XIXème siècle. On voit bien ces manches à cigarette. Premier clichés, les frères Caillebotte, avec de jolies épaules tombantes (très peu épaulées) mais une tête de manche gentillement bombée :
On pourrait aussi voir le manteau (ou le paletot ?) d’Eugène Delacroix :
Spécificités historiques donc.
Et locales ensuite. C’est là que la magie contemporaine opère. Où des tailleurs italiens se targuent d’utiliser comme cigarette une feuille de cuir de chèvre, pour faire une tête de manche molle. A Paris, spécificité locale importante, les deux grands tailleurs indépendant de la place, Cifonelli et Camps de Luca forcent un peu cette cigarette, en modifiant le tracé de la tête de manche. Sur cette photo de Lorenzo Cifonelli, on retrouve presque ces épaules des « incroyables ». Est-ce une sorte de tradition française de forcer un peu ce trait ? Voilà une bonne question de thèse de recherche.
Fondamentalement, c’est toujours une épaule cigarette. Mais c’est un savoir poussé à l’extrême, presque une démonstration de « know-how » comme disent les anglais. Voyons par exemple chez Henry Poole à Londres. La cigarette est là. Moins marquée, plus classique :
Et chez Liverano & Liverano ? Voyons sur Simon Crompton. Elle est présente aussi cette petit cigarette :
A la fin de ce court exposé, une chose à retenir, monter une manche avec une petite bosse, c’est normal, c’est ainsi que l’on fait chez les tailleurs. Et ce n’est pas parce que certains blogueurs ont appelé ça « rollino » que ça veut forcément dire que c’est italien… !
La semaine prochaine, on voit ensemble la tête de manche sans cigarette. (Ou presque.)
Belle et bonne semaine, Julien Scavini
Pour écrire cet article, j’ai écouté de Rimsky Korsakov, son Scheherazade par Leopold Stokowski avec le LSO.
Merci, super article comme d’habitude. Depuis un moment je m’interroge sur les têtes de manches de chemises : un peu d’embu, et donc de fronces, est-il le moyen d’avoir des manches nettes et sans plis lorsque les bras sont positionnés le long du corps? Vaste question aussi j’imagine.