La doublure d’une veste

Chaque commande d’un nouveau costume signifie pour le client de faire des choix multiples : allure générale, forme des poches, format du revers et coloris de la doublure. C’est toujours un grand moment de solitude pour le client, face à ce choix essentiel et si superficiel. Car au fond, la doublure, personne ne peut la voir. Ainsi veste fermé, il est bien difficile de deviner.

Je conseille toujours de choisir une doublure ton sur ton, plutôt foncée, car on s’en lasse beaucoup moins qu’une couleur franche, rose bonbon ou rose fushia. Si le résultat est certes beau à la réception de la veste, au bout d’un an, une certaine lassitude apparait. Et lorsque l’on vient faire un effort financier pour investir dans un produit durable, c’est un choix difficile. Ceci dit, il est évident qu’une doublure grise sur un costume gris est un peu triste. Mais un beau rouge brique sera au contraire superbe! A l’intérieur d’un veste bleu marine, il est possible de coudre du bleu, roi ou marine, ou même un beau violet! C’est toujours superbe.

Les doublures contemporaines sont artificielles, toutes. Il existe à ce titre deux catégories de fibres artificielles : celles organiques et dérivées du pétrole, comme les polyesters (dont sont dérivés les fibres laineuses appelées Tergal, Dacron ou Trevira) et celles végétales, dérivées de pulpes de bois : la viscose en générale (issue de pulpes de bois contenant aussi les écorces) et ses variantes haut de gamme, Cupro et Bemberg(™) (issues de pulpes de coton). En France, on appelle ces doublures rayonnes, bien que le terme anglais Rayon soit plus spécifique. Cette catégorie de matières  issues de fibres végétales est plus intéressante, car elle donne des textiles plus ‘naturels’. La viscose présente d’excellentes qualités thermiques (elle ne tient pas chaud en été ni froid en hiver, à la différence des polyesters). Elle ne peluche pas et est solide. Le satin que l’on en tire est très lumineux.

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Les doublures peuvent être de deux types. Si elles sont en satin, elles sont très lumineuses et brillantes. Elles peuvent aussi se présenter sous forme de taffetas (donc des toiles) plus légères pour l’été. Une catégorie supérieure de ces viscoses est appelée Cupro ou Bemberg(™).

Évidemment, il est toujours possible d’utiliser la soie. Mais celle-ci est devenue difficile à trouver d’une part, et surtout elle s’use très vite. Le coton de la chemise agit comme un abrasif à sa surface, la faisant boulocher. Elle se perce assez facilement, car souvent tissée fine.

Petit aparté enfin, je n’ai jamais entendu parler nul part d’une règle énonçant qu’il faut accorder la couleur de la doublure de la veste à celle de la cravate! Le jeu des association est déjà assez difficile sans vouloir tomber dans le ridicule. Ainsi, la doublure vit seule ! La cravate se choisit d’abord et avant tout en complément du costume et de la chemise. Ensuite seulement se pose la question du mouchoir de pochette. On peut chercher le raccord, c’est d’ailleurs ce que j’ai fait dans le dessin, mais ce n’est pas obligatoire, il vaut mieux ne pas prendre en considération ce point lors de la commande, la doublure fonctionnant plus comme un complément de la laine du costume que comme un élément du dialogue des couleurs de la mise.

Et je préfère cent fois quelqu’un qui aura pris soin d’accorder le cuir de ses chaussures avec le cuir de sa ceinture – voire raffinement suprême – avec le cuir de son porte-document, plutôt qu’un homme avec une ceinture marron et des souliers noirs, mais qui aura choisi une cravate rouge pour aller avec sa doublure rouge ! Car là, c’est un effort superficiel et superflu !

La cravate ‘ancient madder’

Choisir une cravate est pour un élégant un moment privilégié, un instant de goût et de tact. Que ce soit à l’achat, ou le matin pour la choisir. Il s’agit de bien doser l’idée, l’humeur de la journée, du moment, que l’on veut transmettre par ce petit signe ostentatoire (de richesse). Car oui, une belle cravate, ça coute plus cher que 8€ dans le métro. A moins que vous soyez amateur de belles cravates anciennes et peu onéreuses, dénichées sur eBay.

Il est possible de choisir une belle soie unie et épaisse, très italienne, ou au contraire une cravate club, aux multiples coloris tranchés très américaine. Peut-être vous laisserez-vous séduire par un modèle en laine imprimée, parfaitement chaude pour l’hiver, ou au contraire par un natté de soie, très aérien et à l’effet changeant…

Peut-être enfin que vous tomberez amoureux – car oui le terme est juste en ce qui concerne ces modèles – par une cravate réalisée dans une soie dite ‘ancient madder’. Que qu’est-ce donc au juste ?

Il n’y a en effet pas une cravate plus reconnaissable que celle-ci ! Elle est l’esprit anglais incarné et le plus bel héritage textile qui soit.

La cravate ‘madder’ se distingue des autres modèles par l’utilisation d’une soie teintée par la Madder aussi appelée Rubia tinctoria, en français Garance des Teinturiers (avec laquelle on obtenait les fameux pantalons rouge Garance de l’Armée Française.)

Cette petite plante coutait cher et les progrès de la chimie ont permis en 1869 à l’alizarine qu’elle contient de devenir le premier pigment naturel à être reproduit synthétiquement, par BASF en Allemagne. La soie surfine teintée avec ce pigment devient mat, avec une surface presque peau de pêche, suédée ou poudrée. Les spécialistes parlent en anglais de ‘main crayeuse’ (chalk hand). La colorisation est fanée, presque éteinte. Les couleurs sont riches : jaune moutarde, rouge rubis, vert de jade, indigo, chocolat etc…

Le mot ‘ancient’ vient d’on ne sait où. ‘Madder’ est amusant en français, car il rappelle la madérisation, qui pour le vin signifie une altération de la couleur et du goût. Un peu comme les couleurs issues de la teinture, qui sont cramoisies.

La cravate ‘ancient madder’, grâce à cette texture et à ses couleurs si particulières est devenue idéale pour habiller le cou des gentlemen anglais. Dès les années 30, elle devint à la mode en association avec du tweed, en particulier sur les campus anglais ou américains. Ses couleurs flétries mais malgré tout vivantes grâce aux motifs, résonnent comme un écho aux couleurs des feuilles mortes qui tombent des arbres.

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La cravate ‘ancient madder’ est le plus souvent imprimée de petits motifs géométriques ou paisley. Le fond peut être éteint ou de couleur vive, les motifs agissant alors comme un contrepoids, rééquilibrant chromatiquement l’ensemble. Ils sont souvent détourés d’un fin trait noir, qui à l’instar des bandes dessinées en Ligne Claire séparent les différentes couleurs qui sont apposées par sérigraphie. Cette technique ancienne demande beaucoup plus de travail que la fabrication de soie tissée, c’est pourquoi elle était synonyme de luxe, surtout chez les étudiants. Ceci dit, l’impression numérique moderne, très facile, rend le procédé ancien plus difficile à exploiter commercialement.

Trouver une belle cravate ‘ancient madder’ est comme chercher un trésor pour les amateurs. Il faut que l’équilibre des nuances soit modéré, la couleur surannée mais pas trop. Bref, une vraie prospection ! Peu de spécialistes existent et il faut bien souvent scruter les collections pour en voir des exemplaires apparaitre. Ralph Lauren bien sûr ou Drake’s semblent toujours en proposer. J’essaye aussi d’en avoir toujours trois ou quatre en boutique, mais elles se vendent en général dans la semaine !

Et si elle est la mieux placée pour accompagner du tweed, nous pouvons noter que la cravate ‘ancient madder’ peut aussi très bien accompagner un costume de ville, suivant ses couleurs !

Boutiques fouillis !

Comme ancien architecte, j’aime bien réfléchir moi même à l’aménagement et à la décoration de ma boutique. Choix des coloris, harmonie de la charte graphique, sacs, housses ; de la couleur des plinthes à la couleur des murs, des rangements etc. C’est un travail de longue haleine, qui se couple aussi avec l’apprentissage du goût en matière de décoration intérieure et de style : style résolument moderne, Art Déco ou Régence ; plutôt style anglais ou style français (car oui en décoration cela existe à la différence du vêtement homme).

Ces questionnements sont doublés par le placement commercial de mon activité. Où dois je me situer? Haut de gamme ou moyenne gamme, humble artisan ou belle maison, échoppe moderne ou d’un goût plus désuet? Car l’esthétique d’un commerce révèle tout de celui-ci. Un art du stéréotype en somme. On n’entre pas chez Ralph Lauren comme l’on entre chez Melinda Gloss.

Même si je mène un questionnement de la cible comme on dit dans les milieux intéressés, je ne suis pas pour autant marketeur et n’ai pas fait de hautes études commerciales. Alors je tâtonne, de manière empirique. Le chic me guidant, comme seul maître mot.

Toutefois, au fil de mes recherches, je note une chose, le goût de l’authentique. Depuis peu, pour faire face au succès grandissant, je suis obligé d’utiliser occasionnellement l’atelier comme lieu pour les essayages ou les commandes, pour garder un caractère intime à l’acte tailleur, pendant que visiteurs ou curieux attendent dans la première pièce. J’ai noté un certain plaisir des clients à venir à l’atelier, là où les chutes de tissus trainent par terre, où la table de coupe est recouverte de gros ciseaux et où les vestes sont parfois éventrées, en attente de retouches.

Je me souviens avoir visité il y a fort longtemps un autre tailleur, Markal je crois, qui recevait au premier étage d’un immeuble haussmannien dans un désordre indescriptible. Une chatte n’y aurait pas retrouvé ses petits. Et pourtant le bougre a la plus belle clientèle de tout Paris, une foule de DG et autres notables de la politique et des arts.

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A l’instar de cet honorable tailleur, je connais un petit pressing, qui ne paie pas de mine et propose de la demi-mesure de qualité moyenne. Je sais qu’il fonctionne très bien. Nombre de messieurs en apportant chemises et caleçons le samedi matin s’y font prendre les mesures. J’imagine que cette ambiance ouvrieuse, chargée de vapeur et de perchlorétylène les inspire.

j’ai souvent noté cette curieuse envie de certains hommes pour le très basique, voir le bazar. Regardez chez Mettez, vénérable institution parisienne. Impossible de circuler, le stock est immense et je peine à croire qu’ils soient même capable d’en faire l’inventaire. Et pourtant, les messieurs adorent.

J’explique cela de trois manières. Une première catégorie d’homme n’aime pas le vêtement, par inintérêt. Une seconde n’aime pas le chic, par dégoût ou par peur (peur de ne pas se sentir à la hauteur socialement par exemple). C’est sûr qu’il fallait une petite dose de courage pour rentrer chez Arnys et oser regarder les vêtements, encore plus pour s’asseoir dans une de leur bergère. Ce luxe de service, qui se ressent dans le prix, peut effrayer.

Je décrierais également une autre catégorie d’hommes que je pense être toujours des enfants au fond d’eux. Ainsi, s’ils ne vont plus acheter des jouets pour eux même – bien que l’envie d’un train électrique les mette en joie – le vêtement est l’objet d’un achat de plaisir. Ainsi, au lieu de baver devant la devanture du marchand de jouet, ils bavent devant la devanture d’une boutique de vêtements et accessoires, tout en fouillis. Il y a là un petit côté malle au trésor. On ne sait tout à fait si l’on y trouvera son plaisir, mais par plaisir, on va aller y fouiller.

C’est d’ailleurs tout le charme des boutiques anglaises, qui sont sombres, avec des murs recouverts d’acajou foncé, du tartan au sol, des fauteuils clubs affaissés et de marchandises qui jaillissent de partout. Rien que par cette description, je pense que vous serez plusieurs à éprouver le même plaisir que celui qui consiste à tremper son doigts dans un pot de pâte chocolat-noisette. Les américains ont un mot pour décrire cette atmosphère : haberdashery qui signifierait Mercerie.

Certains clients aiment le chic, l’ordonné et le luxueux. Ils aiment s’asseoir dans un fauteuil Louis XVI et apprécient qu’on leur serve un thé. Si le vendeur est légèrement obséquieux, c’est encore mieux. Question de rang. Il y a d’autres messieurs, qui au contraire aimeront tutoyer le vendeur, se sentir comme chez eux, au milieu d’un désordre indescriptible. Ils aimeront relativiser le moment, ne pas en faire toute une histoire. Bref, deux parcours différents.

Une chose est sûre, les hommes sont plus difficiles à convaincre quand il s’agit de vêtement. Les mettre à l’aise est la première qualité d’un bon vendeur, et d’une bonne boutique !

Des pièces millésimées dans vos vestiaires

Cette semaine, je donne la parole à mon ami, Jean-Baptiste R., qui a eu la bonne idée de me soumettre ce papier très intéressant !

Ces derniers temps, l’actualité ne cesse de relayer les nombreux changements qui se produisent au sein du secteur du luxe et de l’artisanat. Rachats spectaculaires (à l’instar de la fameuse Savile Row tombée dans l’escarcelle d’un fond d’investissement norvégien), volatilité des directions artistiques, naissance et renaissance de « maisons » en tout genre… Tous ces éléments nous rappellent que ces entreprises mènent une existence propre, avec des conséquences importantes sur les produits qu’elles fabriquent.

On oublie trop souvent que les articles proposés illustrent à merveille l’état d’esprit d’une maison à un moment donné. Dans ce secteur où le facteur humain est prédominant, chaque incident peut avoir une influence considérable sur le rendu final du modèle.

Chaque pièce a sa propre histoire. L’ambiance régnant dans l’atelier, la présence ou non de tel artisan, la qualité de tel arrivage de matière première, lors du passage de votre commande peut avoir un impact important sur le résultat final. N’oublions pas les périodes d’apogées, de déclin voire de rachat. Avez-vous acquis votre Forestière chez Arnys ou chez Berluti ? Vos costumes de chez Kilgour datent-ils de votre grand-père ou de 2013, date du rachat du tailleur par le fond Fung Capital ?

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Poussons la logique jusqu’au bout : le comportement du client influence également sa commande. Incitera-t-il par sa gentillesse, sa personnalité, sa confiance ou sa fidélité l’artisan ou le vendeur à se surpasser ?

Dès lors, avant de pousser la porte d’une boutique il convient de garder à l’esprit ces réflexions suivantes : dans quelle situation se trouve l’entreprise actuellement (indépendante ou non, en situation d’émergence, d’apogée ou de déclin…), qui est votre interlocuteur (fondateur, salarié ou stagiaire ?), la production est-elle stable (changement de sous-traitant, délocalisation, changement de personnel…) , quid du timing de votre commande (fermeture annuelle de l’atelier, manufacture débordée par les commandes…), etc.

Il n’y a pas de règle établie pour une commande exceptionnelle. Néanmoins il s’agit toujours d’une aventure humaine qui dépend en partie de la chance et de votre engagement personnel. Ce raisonnement est également valable pour les achats d’occasion.

Et vous, possédez-vous quelques pièces millésimées dans votre garde-robe ?

Bonne semaine, JS.