Comment devenir tailleur ?

C’est souvent que l’on m’écrit, ou que l’on vient me voir en boutique pour me poser cette « ultime » question comme dirait Asphalte : « comment devient-on tailleur » ? Je ne compte plus les petits jeunes qui sur une année me posent cette énigme, comme à la recherche d’un graal. L’un des derniers, Marcel, est tombé au juste moment où je cherchais quelqu’un pour faire de la vente. Il fut embauché presque sur le champ.

Avant de s’intéresser aux formations, il faut d’abord s’intéresser aux débouchés. Il me semble que c’est le point primordial ; même si en France, on aime mettre les formations avant, quitte à ce qu’il n’y ait pas de débouché… Question philosophique me direz-vous. Je pense qu’il ne sert pas à grand-chose d’apprendre quelque chose si l’on ne peut transformer cette expérience en commerce. Question encore plus philosophique !

Les débouchés à Paris, et en France, sont quasiment inexistants. Il faut se le dire immédiatement. J’ai fait l’AFT (Association de Formation Tailleur). Cette structure a pendant quinze ans environ proposé à des personnes, avec ou sans formation initiale, de devenir tailleur. De fait, le vivier de « sachant » qui était au plus bas a été rechargé, d’une certaine manière. Ces garçons et ces filles ont intégré les quelques rares ateliers de Grande Mesure, qui assez vite au fond, sont arrivés à saturation. Ils ont eu assez de stagiaires puis de salariés. Ainsi, vers les derniers temps, Camps De Luca, Lanvin, Smalto entre autres, avaient suffisamment de main d’œuvre qualifié et ne recherchaient plus de petits jeunes.

D’autant que ces ateliers pouvaient aussi recourir à une main d’œuvre plus âgée et bien plus qualifiée, en provenance d’Italie, mais aussi et surtout de Turquie ou du Maroc, voire d’Afrique noire. De ces pays arrivent des messieurs, parfois aussi des dames, souvent forts adroits et très rapides, qui sont plus rapidement au niveau des volumes imposés par la vie de l’atelier. Surtout que dans ces pays, les formations commençant parfois dès 10ans, on a affaire à des athlètes de l’aiguille avec lesquels nous ne pouvons pas rivaliser.

De plus et ces derniers temps, avec la Covid, les voyages étant stoppés, la Grande-Mesure ne se porte pas au mieux de sa forme. Cela reviendra vous me direz.

Certains pourraient avoir l’idée de s’installer à leur compte pour faire du « bespoke » comme m’a demandé un lecteur récemment.

Alors là, autant le dire, je ne crois pas du tout à l’installation de jeunes pour faire de la Grande-Mesure directement après une formation. Je n’y crois pas un seul instant. Je rajouterai même plus que c’est une forme de vol ou d’arnaque. Pour être un bon tailleur en grande-mesure, une formation de dix ans en atelier me semble incontournable et nécessaire. Quelques exemples très réussis de ce genre de parcours existent. Kenjiro Suzuki a passé de longues années chez Smalto et sa femme chez Camps De Luca avant de fonder son atelier. Emanuel Vischer fut de longues années aussi le dernier apprenti du très grand tailleur Gabriel Gonzalez, carte de visite des plus respectables ! Aïdée et Florian Sirven enfin venaient je crois de chez Smalto où ils avaient fait leurs armes. Ils se lancèrent vaillamment avant de fermer boutique pour intégrer Berluti. Ce sont de beaux exemples. Ils sont rares.

Car avant de vendre une grande-mesure, logiquement vendue plus de 4000€, il faut un peu de bouteille. Le client doit être en confiance. Ce n’est certainement pas en deux ans de formation tailleur à l’AFT que l’on peut raisonnablement se dire tailleur. Remarquez, qui ne tente rien n’a rien.

C’est pour cela qu’à mon niveau, je m’en suis toujours bien gardé. Et j’ai préféré faire de la demi-mesure. Je ne pensais pas, et je ne pense toujours pas être le plus qualifié pour faire de la grande-mesure. Si j’en propose, c’est qu’un tailleur de plus de 80 ans m’a proposé ses services, pour son propre plaisir.

Donc soyons sérieux, ce n’est pas en quelques mois de formation que l’on peut acquérir la dextérité et l’œil nécessaires à l’exécution dans les règles de l’art d’un costume fait-main.

Par contre, c’est une excellente base pour de la demi-mesure. Pour savoir de quoi l’on parle.

Ce débouché justement, de devenir boutiquier en demi-mesure, est accessible en revanche. Pour qui est un peu dégourdi et malin, c’est un eldorado. La preuve en est que des zozos totalement dépourvus de toutes connaissances « sartoriales » y arrivent très bien et font pas mal d’argent. Même si dans le cadre des ateliers NA, cela s’est mal fini. Si quelqu’un veut se lancer dans la demi-mesure, nul besoin d’une longue formation. Car les usines de demi-mesure dispensent toutes les informations qu’il faut. Entre une demi-journée et trois jours, et hop, c’est assez pour ouvrir une échoppe et servir ces premiers-clients.

Mais enfin, revenons aux formations. Puisque je concède que la grande-mesure, ce graal, puisse être un rêve. Quelles sont-elles ?

Et bien très peu choses. L’AFT a fermé depuis que M. Guilson est décédé. Combien d’anciens élèves ai-je entendu lui casser du sucre sur le dos, « que cette école était du vol » « trop chère » « qu’ils s’engraissaient sur les élèves » etc. etc. etc. J’ai toujours été estomaqué de l’incroyable méchanceté à l’encontre des Guilson et de leur fille la directrice. Maintenant, formidable, il n’y a plus rien.

Une photo du tailleur André Guilson, piquée à gentlemanchemistry.com

A une époque, il me semblait que le GRETA à Paris dispensait une formation. Je crois que David Diagne la dispensait la, mais c’est terminé je crois.

En quelques rares lycées professionnels, il existe des formations de couture. Mais c’est un niveau pré-bac.

Le mieux que je conseille est de se lancer dans un DMA costumier réalisateur (Diplôme des Métiers d’Arts, en trois ans). Cette formation, très large, destine les élèves aux métiers du spectacle et de la scène. L’enseignement y est super large, tailleur mais aussi flou et chemiserie, vêtements historiques. C’est une formation généraliste et pratique, appliquée au vêtement de spectacle.

Vous me direz, cela n’est pas le tailleur. Oui mais c’est l’une des bases les plus solides qu’il soit possible de trouver ! Avoir un gros bagage généraliste ne peut pas faire de mal. Et sachez que les costumiers que j’ai rencontré avaient bien souvent des doigts d’or, aussi capable de coudre une robe Dior qu’un pourpoint renaissance, ou encore… une veste tailleur. A l’époque de l’AFT, lorsque j’allais visiter l’atelier d’Arnys, je me souviens de conversation intéressée avec la seconde de Karim, le maître tailleur des lieus. Elle avait fait un DMA costumier réalisateur avant d’intégrer cet atelier. Où elle complétait et spécialisait son apprentissage.

Sinon, à l’issue la troisième, il est possible de rechercher un CAP Métiers de la Mode-Vêtement Tailleur (en 2 ans). Je sais qu’il existe aussi des Brevet de Technicien option vêtement création et Mesure (en 3 ans), ou des BTS Métiers de la Mode (en 2 ans). Une voie intéressante est dispensée par la Chambre syndicale de la haute Couture parisienne, le Diplôme de modélisme, en alternance (en 2 ans). Je vois souvent des jeunes qui cherchent cette alternance. Il faut savoir coudre de base pour la trouver. Et comme il y a peu d’atelier… encore une fois, peu d’alternants. Les places sont chères.

Quant à l’idée de partir pour l’étranger, Italie ou Grande-Bretagne, inutile d’en rêver. Un des meilleurs élèves de l’AFT, un certain Victor avait essayé l’Italie avant de je crois, de revenir devant la dureté des Italiens. Et d’Angleterre, je n’ai pas eu d’échos plus chaleureux. Sans parler du coût de la vie londonienne.

Voilà pour cet aperçu loin d’être rose. Ce n’est pas un métier facile. La formation n’est pas simple. L’éclosion des talents y est ardue.

Je finirais sur le meilleur conseil que je pourrais donner, fruit de mon expérience : méfiez-vous des passions. Les passions sont géniales le soir, après le travail, comme une distraction de l’esprit ou des mains. Les passions font avancer et détendent l’intellect en lui procurant des renforcements heureux. Mais attention, il y a un écueil à transformer une passion en métier. Si les choses se complexifient, la passion se transforme alors en cauchemar. La déception est alors proche et peut être immense, souvenez-vous du sympathique Paul Grassart. Rassurez-vous pour moi, j’en suis très heureux.

Si vous voulez vous amusez avec le tailleur, en dehors de toute considération de commerce, d’argent et d’ennuis, au fond de la manière la plus détachée qui soit, pour votre plus simple plaisir, suivez l’exemple d’Eric, que vous pouvez écouter là sur le podcast de Cravate Club : https://soundcloud.com/jessica-de-hody-253917269/eric

  Bonne semaine, Julien Scavini

L’écho de Londres

J’étais ce week-end à Londres, où je ne m’étais pas rendu depuis un certain nombre d’années. J’avais à l’époque fait un large reportage sur l’arrière boutique des tailleurs. Relisez l’article ici.

Cette fois-ci j’ai visité le week end et n’ai pu rentre dans les boutiques. Qu’importe, j’ai pris en photo les vitrines ça et là, sur Savile Row et Jermyn Street. Je trouve d’ailleurs que le nombre de tailleur sur Savile Row a drastiquement baissé. La rue me semblait plus étoffée en offre auparavant. Internet libère les commerces de qualité de l’obligation d’être à un emplacement numéro un je pense.

Par avance désolé pour les reflets sur les vitres, mais il semblerait que les anglais ait adopté un éclairage éco-friendly, tant la luminosité est basse dans leur vitrine le jour.

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Commençons par Savile Row :

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Chez Maurice Sedwell, remarquez les poches :

 

Les grands tailleurs Hunstman, Henry Poole et autres…

 

Le bottier Gaziano & Girling

 

Suit Supply qui par ses prix chinois écrase tout le reste :

 

Un peu avant Savile Row, Marinella :

 

Dashing tweeds :

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Les parfumeurs et grooming de qualité, Geo. F. Trumper, Floris, Santa Maria Novella :

 

De Savile Row, pour arriver à Jermyn Street, il faut emprunter divers passages couverts :

 

A l’extrémité de Piccadilly Arcade, il y a New & Lingwood, le paradis de la couleur, des blazer de régate et des robes de chambre!

 

Dans Jermyn Street, Tricker’s et Crockett & Jones rivalisent :

 

Jermyn Street, c’est la rue des chemisiers (qui ne vendent plus exclusivement cela) et des marchands :

 

Pour finir, j’apprécie toujours Roderick Charles, petite maison old school ainsi que les produits (élégamment mis en couleur) de Charles Tyrwhitt:

 

Je souhaite que ce court aperçu de l’Angleterre classique vous mette l’eau à la bouche. Je vous souhaite une excellente semaine.

Julien Scavini

 

L’épaule Cifonelli par le menu

Un lecteur m’écrivait récemment pour obtenir des détails sur l’épaule Cifonelli. Je ne savais comment lui répondre, n’étant pas vraiment un expert du sujet. Et puis Parisian Gentleman nous a offert le privilège d’une petite soirée chez Cifonelli, entre gentlemen pour fêter la sortie du livre sur les dandys. L’occasion de discuter longtemps avec Lorenzo C. de ce sujet précis, et d’en revenir avec des informations précises.

Donc pour re-commencer  sur le sujet, remarquons premièrement que l’épaule Cifonelli est caractérisée surtout par sa manche montée avec beaucoup de volume. Certains aiment, d’autres pas, mais c’est un trait caractéristique de la maison.

Ce n’est donc pas vraiment une épaule à l’italienne ou à la napolitaine, en ce sens qu’elle n’est pas naturelle ; c’est une construction complexe, baroque de la tête de manche. C’est italien dans le sens que le style est un peu outré.

Plusieurs informations. Premièrement la toile tailleur intérieure – qui est reprise par très peu d’épaulette – est fortement travaillée sur la clavicule, pour plaquer bien le creux de l’épaule. Ce travail est similaire à celui de tous les autres tailleurs (mais il est simplement plus poussé, et réalisé curieusement après la mise sur toile (pour les puristes du sujet)).

Ensuite, question volume, un premier est généré dans le dos, à l’omoplate, en rentrant artificiellement du tissu (ce trop plein de tissu est appelé ’embu’) à la couture d’épaule. Concrètement, à la coupe, l’épaule dos est plus longue de 3cm que l’épaule devant. En forçant la laine, ce tissu ‘se rentre’ et crée comme un volume dans le haut du dos. En réponse, l’épaule ‘tourne’ vers l’avant. Cette épaule vers l’avant est renforcée par l’extrême étroitesse du devant(A). Ce travail est également réalisé par tous les tailleurs y compris les belles façons italiennes, mais dans une moindre mesure. Schéma de l’épaule :

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Question volume toujours, la circonférence de la manche est supérieure en moyenne de 7cm de la circonférence de l’emmanchure. Alors comment coudre un truc plus grand sur un plus petit? Encore une fois, en rentrant l’embu (= le trop plein de tissu). Cet(cette?) embu se ‘repousse’ en deux temps : d’abord on bâtit au fil blanc, en créant des plis, que l’on résorbe ensuite par repassage successif, au fer chaud et à la vapeur. La laine ‘se rentre’, l’embu disparait. Les autres tailleurs rentrent plutôt 5 à 6cm d’embu, donc Cifonelli en met un peu plus.

Le chiffre miracle est donc 10 ! 7cm d’embu en tête de manche et 3cm d’embu à la couture d’épaule. Schéma de la tête de manche :

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Ensuite, toujours à la tête de manche, le volume est donné par (pour expliciter plus simplement, on pourrait dire : le trop plein de tissu est domestiqué par) la présence d’une double cigarette. Ce sont des morceaux de tissu (toile tailleur + ouate) coupés en biais. Pris dans la couture, ces couches refusent de se faire écraser au fer (elles ont du ‘ressort’) et forcent dont le tissu à gonfler.

Je vous passe enfin des détails très technique comme l’ouverture de la couture de tête de manche ou le renfort de l’emmanchure grâce à de petites bandes de doublures en biais.

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Retenez une chose. Le travail mené par Cifonelli est similaire à celui des autres tailleurs. Seulement ici, la technique est poussée dans ses retranchements. Il en résulte une ligne caractéristique, si chère aux amateurs de la Maison ! Et inutile demander à d’autres maisons de vous réaliser cela. Si vous voulez du Cifonelli, c’est là bas qu’il faudra se rendre 😉

Entretien avec Camps De Luca

Je vous propose aujourd’hui une interview des De Luca, maîtres tailleurs ô combien renommés sur la place parisienne et à l’international. Julien De Luca et son père Marc ont eu la gentillesse de répondre à mes questions un matin du mois de juillet. Je ne vous retranscris pas le déroulé linaire de la conversation, plus plutôt le compte rendu enrichi d’un entretien, au cours duquel j’ai abordé successivement les thèmes de l’atelier, de la clientèle, des projets et enfin celle du style.

La maison Camps De Luca a donc été fondée en 1967 par association de deux tailleurs aux goûts et préoccupations différentes.

Il y a d’abord Joseph Camps, le technicien, passionné de géométrie et presque ingénieur à ses heures. Il était installé non loin des Champs Elysées et se passionnait pour le développement de nouvelles techniques de prise de mesures et la mise en place d’une méthode de confection plus rapide, moins manufacturée. Presque un monsieur Ford du tailleur ! Il forma dans son atelier quelques coupeurs très renommés, parmi lesquels Urban, Smalto ou Rousseau. Alors qu’il se passionnait pour ses découvertes et expériences, le départ soudain de ses nombreux et maintenant célèbres coupeurs, emportant la clientèle avec eux (un classique chez les tailleurs !) le mit dans une situation délicate.

C’est alors, par l’intercession du patron d’Holland & Sherry France qu’il rencontra Mario De Luca, qui était installé rue Franklin Roosevelt. A l’inverse de son confrère, Mario était l’homme du style, de la recherche de la ligne. Apprenti dès l’âge de 13 ans dans les ateliers romains, il ne tarda pas à monter à Milan puis à Paris où il s’installa en 1954 rue du Faubourg St Honoré. En 1965, il racheta le tailleur Griffon, présent à Paris et Monaco.

En 1967 donc, les deux confrères créèrent Camps De Luca et s’installèrent dans un immeuble cossu de la place de la Madeleine, au piano nobile, dans les locaux que l’on peut encore admirer aujourd’hui. Je vous propose de revoir l’article que j’avais consacré à l’atelier lui-même, il y a quelques mois. A l’époque, le personnel s’entassait et le 6ème étage de l’immeuble abritait également des apiéceurs. A l’époque le métier était extrêmement hiérarchisé, entre les coupeurs, détacheurs, remailleurs, finisseurs, culotiers et autres ouvriers spécialisés, Camps De Luca employa jusque 40 personnes !

Pour autant, Joseph Camps avait tenu a conserver son espace de vente des Champs Elysées, pour attirer du monde et développer une première mondiale : la techno-mesure, que l’on appelle maintenant demi-mesure. Patronage facilité par l’essayage d’un veston modèle, coupe standardisée, montage en petite mécanisation. Hélas, l’homme était peut-être visionnaire, mais la technique n’était pas encore au point, si bien que l’on voyait débarquer place de la Madeleine des clients de petite-mesure qui faisaient retoucher. La perte de temps et le manque à gagner qui s’en suivi poussa Mario De Luca a faire stopper cette activité pour se recentrer sur le cœur de métier, le tailleur artisanal en grande mesure comme l’on dit aujourd’hui. Si bien qu’en 1970, Camps De Luca s’installa définitivement dans son activité, avec des costumes à 9000FF, puis 14 000FF en 1980. Au passage à l’euro, un costume coûtait 3500€, et en dix ans, ce prix a hélas presque doublé.

Cela s’explique par une main d’œuvre spécialisée qui disparaît. Dans le même temps, celle arrivant sur le marché est deux fois plus chère. Julien De Luca a calculé que la rentabilité de la maison a chuté de moitié depuis 1980. Même si l’école des tailleurs existe, les jeunes en sortant sont d’une utilité limitée pour l’atelier. Ils sont très lents par rapport à un apiéceur sénior (ceci aussi à cause des tissus, bien plus ardus, car fins qu’il y a vingt ans); demandent du temps (et donc de l’argent) à former et au final ne restant pas dans le métier. Malgré tout, la moyenne d’âge chez Camps De Luca est relativement jeune : 35 ans. Le métier se féminise également, ce qui n’est pas sans créer quelques frictions, entre les vieux italiens et les jeunes pousses. Si le métier est dur à l’atelier, Marc De Luca n’hésite pas à parler d’esclavage (chut, ne le criez pas trop fort), il reconnaît aussi que la gestion de celui-ci, et de l’ensemble de l’affaire relève plus du sacerdoce qu’autre chose. Mais c’est précisément tout le mystère et la beauté de ces charges que de passionner… Alors.

Marc De Luca justement, a débuté son apprentissage vers 16ans, sous la coupe de son père. Il commença à la pièce le soir après l’école alors que le dimanche matin était occupé à maîtriser la coupe. Depuis, il veille sur la bonne marche de l’atelier comme coupeur/tailleur et est ravi de l’arrivée de ces fils, d’abord Charles en 2002. Ancien chef de salle d’un restaurant triplement reconnu au Michelin, il a été formé à la dur, le secteur de la restauration n’étant pas le plus doux. Le métier d’apiéceur a occupé pendant plusieurs années ses mercredi après-midi, comme un loisir-créatif au début. Enfin en 2008, l’ainé est arrivé, Julien De Luca, en provenance directe de la City de Londres. Depuis, il apprend la vie à l’atelier et est détacheur (c’est à dire qu’il place les patrons pour optimiser la coupe sur le tissu). Il a aussi déchargé son père de la gestion financière de la société. Charles et Julien n’ont pas appris le métier quand ils étaient petits, car le grand-père Mario s’y opposait.

Charles quant à lui est partie en VIE comme on dit dans les grandes boîtes, c’est à dire en poste permanent à Shanghai. Il y développe la clientèle, entre Hong-Kong, Singapour et Pekin. S’il se déplace beaucoup de villes en villes asiatiques ; ce n’est pas la cas à Paris, où le client vient. L’atelier ne réalise que peu de roadshow, à part peut-être des déplacement réguliers à St Petersbourg.

La clientèle s’est rajeunie aussi, avec une moyenne d’âge de 35/40ans.  50% sont français, mais aucun grand patron. Ce sont plutôt des hommes d’affaires, des clients historiques qui amènent leurs fils et des professions libérales. Les 50% étrangers se décomposent environ comme suit, 35% russes, 10% asiatiques et 10% moyen-orient et Amérique du Nord. Ceux-ci sont captifs des tailleurs du Row qui s’y déplacent beaucoup. Peu de japonais étrangement.

La majorité des clients opte pour des vestons classiques deux boutons et des tissus légers, aux alentours de 230gr. Principalement de la laine et quelques rares fois des pantalons en coton. Holland & Sherry, Scabal, Drapers, Loro Piana, Harrison of Edimbourg et Schoffield constituent la majorité de l’offre. Si les De Luca n’ont pas envie de se lancer sur le prêt-à-porter pour se concentrer sur la grande-mesure avec rigueur, il regrette en revanche les grands défilés de mode tailleur organisés par le Club des 5 dans les années 60. Si les autres tailleurs étaient intéressés par ce projet, ce serait formidable ! Il est vrai.

Au niveau du style, il a évolué en douceur chez Camps. La structure est à l’anglaise, plutôt rigide, mais la légèreté est italienne. Cela commence par moins d’épaulette. En coupe, l’emmanchure s’est rétrécie, mais la cigarette reste prépondérante dans le montage d’épaule, une caractéristique résolument parisienne. Les poitrines ne sont pas serrées, mais au contraire légèrement drapées et les poches implantées hautes. Enfin, les pantalons sont à plis et les bas à revers…

Julien Scavini

Visite chez le tailleur Guilson (MàJ)

Voici le compte-rendu de l’entretien que j’ai eu avec maître André Guillerme-Guilson, début janvier, dans sa boutique du 3, rue Saint Philippe-du-Roule. Je publie la première partie ce lundi, la seconde la semaine prochaine.

Monsieur Guillerme s’est installé en 1959 après son service militaire. À l’époque, il est estimé que 10 000 tailleurs exerçaient en France. Dans le 19ème arrondissement, où il habitait (sa mère était couturière), on comptait rien que dans la rue de Flandres six ou huit tailleurs, ou en boutiques ou en étage. Lui s’installa justement passage de Flandres, dans un petit local de 12m2, il installa sa table et sa machine, pour un an. Ensuite, il trouva mieux, au 51, rue Mabeuge, à la place d’un tailleur arménien dont la veuve lui confia la gérance libre. Puis quelques années plus tard, il déménagea un peu plus bas dans la rue, jusqu’en 1973, quand sa fille est née. A cette époque, l’activité du sur-mesure baissait et pour compenser, monsieur ‘Guilson’, qui s’appelait encore Guillerme, lança du prêt-à-porter. Cela ne fonctionna pas du tout et l’activité fut contrainte à la fermeture. Le tort de faire trop de chose me dit-il. Cette année là fut difficile et sans travail avec une petite fille, il s’essaya à la confection, mais sans conviction ni vitesse. Il alla alors voir le tailleur Smalto, lancé depuis quelques années déjà par le roi du Maroc. En tant qu’artisan, pas d’assédic. Celui-ci lui confia donc exceptionnellement quelques pièces à faire à la maison, pendant un an.

La boutique Guilson, avec les nombreux diplômes en vitrine

Mais cela ne lui convenait pas tellement. Quand on s’installe à 20 ans, difficile de travailler pour quelque d’autre. L’indépendance est un trait de caractère fort, agréable parfois, mais qu’il faut s’avoir gérer et ménager. Il chercha alors une place de vendeur dans le 16ème arrondissement, quartier où il souhaitait se ré-installer. Il trouva, d’abord chez Barnes (maintenant Arthur & Fox), en plein boum de la petite-mesure industrielle. Les costumes à 990Fr dépotaient. Dans 35m2 avenue Victor Hugo, l’activité battait son plein le samedi, lorsque cet arrondissement vivait encore. Harrison alors le débaucha pour une nouvelle boutique rue de la Pompe, pour une petite année car il cherchait toujours une nouvelle boutique.

Ce fut chose faite, rue Boissière quelques mois plus tard. Un ami, qui fut son client, M. Pinçon s’associa avec lui, chacun partageant une partie de son nom pour créer une enseigne à la consonance anglo-saxonne Guil-Son, Guilson. Dans cette boutique, il resta 25ans, en regrettant maintenant car le 16ème n’est plus un quartier pour le luxe. Il eut peu de bons clients, sauf quelques-uns qui, par exemple partant en croisière tous les ans, faisaient réaliser toute la panoplie, smoking blanc, blazer croisé, casquette etc… Pour compenser, il s’essaye de nouveau au prêt-à-porter, mais pour dame, sans gagner vraiment d’argent encore une fois.

Monsieur Guilson devant un modèle de cape à l’indienne (une création) puis à sa table de coupe

Le propriétaire, voulant faire passer le loyer de 3000Fr à 35 000Fr par mois, conduit l’affaire au procès mais M. Guilson gagne et empoche de l’argent. Avec, il trouve par hasard un ‘trou’ rue Saint Philippe du Roule qu’il peut alors ré-aménager de fond en comble. Sa femme visite ce beau mais sombre volume avec cave et après travaux, il emménage ! Et il ne regrette pas le 8ème arrondissement ! Vraiment. Surtout ce quartier avec beaucoup de bureaux et de nombreuses personnes qui travaillent, qui gagnent leur vie, qui sortent le midi. Alors qu’il fallait attendre parfois des mois pour faire un nouveau client dans le 16ème, ici c’est tous les mois.

Monsieur Guilson n’a jamais voulu être en appartement. Déjà dans les années 60, les tailleurs –dont la tradition française de discrétion les poussait à s’installer en étage- descendent, à l’instar de Max Ezvelline ou Elie di Fiore. La boutique profite du passage et les badauds regardent la vitrine. Cela impressionne et amuse monsieur Guilson qui observe depuis sa table de coupe…

Partie II

En ce qui concerne les références, peu d’inspiration lui viennent des grands ateliers qu’il n’aimait guère. Toujours cette volonté d’indépendance. Mais poussé par une ancienne relation de travail, il entre à la chambre syndicale des tailleurs, et découvre un peu le milieu. C’est par ce biais qu’il arriva à la présidence de la Chambre Syndicale des Tailleurs, un peu malgré lui, mais finalement avec plaisir. Pas tellement d’idées syndicales, mais de l’entregent. Au niveau des grands maîtres, Francesco Smalto évidemment pour qui il travailla l’a marqué. Sur chaque pièce, il relevait scrupuleusement le patronage, notamment ce revers si caractéristique, haut et large, venant d’eux (et surtout de Joseph Camps).

Mais c’est un détail de coupe. Car la vraie coupe n’est pas unique, ne peut-être ‘griffée’, car elle doit s’adapter à la morphologie dit-il. Pour une personne forte, une veste Smalto, ça n’ira pas. Il faut suivre le client, le tailleur doit habiller tout le monde ! Une personne âgée qui s’affaisse, un client avec une poitrine sportive, ça oblige à changer. Au début, c’est moins simple, les premiers essayages sont durs, mais après c’est beau, c’est fait pour lui. Même si la coupe Guilson, ça a toujours été simplement deux ou trois boutons, les poches en biais et la poche anglaise (ticket) avec deux fentes.

Une veste avant le premier essayage, seul la ‘mise sur toile’ a été réalisée / Les tissus en attente pour la coupe / Les patrons en carton

Ensuite, le tailleur peut aussi se faire créateur. Ce fut le cas avec l’un de ses clients les plus mémorables : Thierry Mugler. Et oui, comme quoi. Le créateur parisien faisait faire beaucoup de costumes et tenues diverses, avec ses marques : découpes et pinces nombreuses, col officier et allure à la Luky Luke (manches et jambes artificiellement arquées). Ce fut l’occasion de tester l’art tailleur dans d’autres registres. Personnage pour qui monsieur Guilson a beaucoup d’admiration, car l’inverse était aussi vrai, Thierry Mugler se sentant ‘tellement à l’aise’ dans ses vestons dixit l’intéressé. Les rassemblements de tailleurs à travers le monde, et notamment en Paris pour le dernier congrès mondial en 2001, sont aussi l’occasion de tester l’inventivité. Lors du défilé à Paris, le tailleur brésilien César (ancien formateur de l’aft, apiéceur chez Camps ou Smalto) réalisa des croquis qui servirent de base à des modèles originaux, comme cette veste en soie à ceinturon intégré que l’on peut voir ici. Sinon parmi les classiques, les plus belles pièces qu’il ait eu le privilège de réaliser restent les habits (queue de pie), notamment ceux pour les chefs d’orchestre ou pour un violoniste. De telles pièces à taille, si difficile à régler tant l’ajustement est près du corps relèvent à l’heure actuelle de la gageure, surtout quand gilet, pantalon et veston doivent coïncider parfaitement.

Mais pour qu’une réalisation soit belle, le tailleur doit avoir le bon apiéceur, en fait le bon ouvrier, et ça, c’est pas donné ! Monsieur Guilson dispose de deux apiéceurs extérieurs, qui viennent récupérer le travail de manière hebdomadaire. Il réalise en effet la coupe et le premier montage (tissu contre toile) pour le premier essayage. Une fois les réglages effectués, l’apiéceur récupère ces morceaux et crée la veste en elle même, ramenant un buste formé et fini ainsi qu’une paire de manche et un col séparé. Reste à Monsieur Guilson à les bâtir, faire un essayage sur le client (le deuxième donc) puis à finir la pièce. Une boutonniériste passe et exécute son ouvrage, et le costume est prêt à livrer, après un troisième contrôle. Évidemment, un culotier réalise aussi à l’extérieur les pantalons. La boutique Guilson eut jusque quatre ouvriers, mais cela demande du temps de gestion et de la responsabilité alors que cette fameuse indépendance, toujours, refait surface. Le maître tailleur se souvient d’ailleurs avec beaucoup d’émotion et de sympathie de son ancien ouvrier, Brahim Bouloujour qu’il présenta au Meilleur Ouvrier de France (couronné de succès) et qui depuis s’est installé à son propre compte (maison Brano).

Des cols et des poches / La maestria du tailleur aux ciseaux / Ses ouvriers

Enfin, il y a l’aventure de l’AFT, à savoir Association de Formation Tailleur. Tout commence lorsque la chambre des métiers, lassée de voir ses tailleurs-enseignants se disputer (un classique entre tailleurs), décide de liquider la formation. A tel point que les meubles et les machines finissent sur le trottoir. Poussé par quelques personnes notamment monsieur Sauvage à la Chambre de Commerce et d’Industrie, sa proposition d’école est reçu positivement début décembre 2005 par le conseil régional qui lui demande de créer la structure avant la fin du mois. Il prend alors un premier crédit personnel pour financer le local et le matériel. Six mois plus tard et après un changement de majorité, les subsides sont directement coupés et M. Guilson prend un deuxième crédit pour assurer le fonctionnement. Quelques bénévoles assurent les cours, c’est le cas des tailleurs à la retraite Paul Sevillia (Avilla) et Siciot, ainsi que d’une ancienne d’atelier, Germaine Boulé. Mais gérer une école présente des difficultés nouvelles car il faut à la fois gérer un personnel enseignant et des élèves divers et variés, mais aussi encadrer et définir une pédagogie. Les problèmes étant fait pour être surmontés, l’école forme toujours aujourd’hui une petite dizaine d’élèves par an, pour un coût qui dépasse hélas encore les rentrées financières, aucune subvention n’étant versée. Il s’agit donc plus d’un fardeau que d’une solide rente, mais la passion du métier et de la transmission assure la différence. Certains ateliers prennent des stagiaires comme Smalto ou Camps de Lucca, et d’autres embauchent des anciens élèves comme Cifonelli ou monsieur Guilson lui-même. Il donne ainsi, via un contrat de professionnalisation, une expérience supplémentaire aux plus passionnés !

Quand à moi, il n’hésite jamais à me soutenir dans mes développements et à me donner des conseils et des astuces lorsque le besoin s’en fait sentir, sur une manche ou tout autre problème de coupe. Une assistance nécessaire et heureuse ! Je l’en remercie encore.

Julien Scavini

L’épaule Cifonelli

Ce soir, étudions de près la structure de l’emmanchure et de l’épaule, et plus précisément la plus reconnue des combinaisons sous le nom d’épaule Cifonelli.

Le plus difficile dans la confection d’une veste est la pose des manches et la réussite du complexe: col-épaule-emmanchure. Ce n’est pas un hasard si en atelier, cette tâche échappe à l’ouvrier-apiéceur, étant de la responsabilité directe du tailleur. Commençons par étudier de manière simple la structure  (en coupe) d’une emmanchure: à gauche, montage classique (anglaise) et à droite montage dit à l’italienne.

En noir apparait le tissu du veston. En gris la cigarette (mince bande de tissu et de toile tailleur en biais) très ‘ressort’ qui sert à repousser le volume de la manche. En rouge la piqure machine. En vert un point main invisible. En violet un point perdu visible En orange l’épaulette fixée sur la toile tailleur qui recouvre le devant du veston. En bleu la doublure. Comme vous le constatez, le principe n’est pas du tout le même. L’épaule classique s’épanche avec volume alors que l’italienne est à couture ‘couchée’ surpiquée. Pour obtenir l’effet de la manche classique, il convient de recourir à une astuce de coupe:Cette astuce fort complexe à maitriser consiste à donner à la manche un périmètre supérieur à l’emmanchure comme le montre le différentiel entre le tracé rouge et la manche (entre 5 et 18cm de plus, sur en moyenne 60cm). Toute la complexité est alors de repousser (suivant la flèche grise) de la laine (avec le bâti et le fer chaud) sur elle-même, à la comprimer petit à petit pour faire coïncider les mesures. Une belle tête de manche se formera alors avec du volume; volume mis en évidence par le travail de la cigarette qui le repousse. Ce travail demande de la patience et du doigté, autant à la coupe qu’au montage, et constitue l’ultime étape du savoir-faire tailleur, bien plus complexe que le montage italien qui consiste à basculer la couture sans rentrer un surplus de laine. L’épaule Cifonelli commence ici, avec un maximum de longueur en plus suivant le tissu. Les laines fines et sèches permettent de rentrer peu de matière, mais les tweed peuvent pas exemple encaisser 16cm, ce qui est extrêmement important. C’est ici aussi que se joue la différence entre artisanat et industrie. Ces derniers, mêmes équipées des dernières machines à coudre à air comprimé ne peuvent rentrer que quelques centimètres à peine.

Ensuite vient le travail non plus sur l’emmanchure, mais sur l’épaule elle-même et sa couture. La encore le travail au fer chaud est important. Comme montré sur le schéma ci-dessous, à la coupe, on taille différemment le haut du dos et le haut du devant (flèche grise). La couture dos fait souvent un pouce de plus que le devant. Il consiste alors à rentrer ce surplus. Chez Cifonelli, c’est au moins 3cm qui sont repoussés sur le dos. Cette ‘souplesse’ ne bouge plus sur la piqure même d’épaule. En revanche, dans le haut du dos, elle se libère (vibration grise en dessous) et donne au dos du galbe pour les omoplates.Cet ’embu’ (voilà la vrai terme pour désigner de la laine rentrée, compressée au fer) a aussi un effet direct sur la tête de manche, qu’il repousse vers l’avant du veston (ce qui donne de l’aisance pour les mouvements de bras ramenés vers le corps). L’épaule Cifonelli est donc une conjonction de deux faits: une tête de manche avec beaucoup d’embu et une couture d’épaule dos avec également de l’embu, plus que les autres tailleurs. L’effet est immédiatement visible. Ce dessin sus-visé essaye d »exprimer ce fait, avec caricature:A gauche, une emmanchure classique, avec un ressaut peu marqué et à droite l’épaulé Cifonelli, très proéminent, signant immédiatement une confection artisanale, que les tailleurs se faisaient (et font toujours) un devoir de perpétuer (dans un moindre mesure que Cifonelli), comme Guilson ou Gonzales. Si l’esthétique est toujours une question d’appréciation personnelle, le fait est qu’il faut de la patience et de l’expérience pour arriver à un tel résultat, et ça au fond, c’est le plus important: la maestria de l’homme!

NB: mais attention, l’épaule Cifonelli est une épaule anglaise! C’est une épaule anglaise avec beaucoup de volume, tout simplement!!! L’épaule italienne ou napolitaine (d’ailleurs il en existe beaucoup de variantes) n’est pas exécutée classiquement par les tailleurs de Paris, à moins que vous leur demandiez. Après Canali je crois la fait en demi-mesure.

Julien Scavini