À côté des costumes, j’ai aussi le plaisir de réaliser des vestes seules — ces fameuses vestes dépareillées. Elles ne représentent qu’une petite part de mon activité, et pour une bonne raison : la veste seule effraie. Elle se tient à mi-chemin entre le costume (où tout est décidé d’avance) et le vêtement décontracté (où tout semble permis). Elle demande donc plus de réflexion, plus d’assurance, et un sens du style plus affirmé. Souvent, la commande commence par la même phrase, dite avec une certaine prudence :
« J’ai des pantalons bleus, noirs, gris… des jeans, beaucoup. J’aimerais une veste qui aille avec tout. »
Et c’est là que le mot tombe, comme une évidence pour le client, et comme un petit vertige pour le tailleur :
« Je voudrais une veste grise. »
Voici donc, pour le tailleur, une sorte de cauchemar amusé. La veste grise : ni costume, ni blazer, ni veste de campagne. Une idée à la fois simple et impossible. Car le canon classique ne la connaît pas. Le blazer est bleu, de mille bleus selon les saisons : marine ou nuit, roi, acier ; en laine fine, en flanelle, en peigné, etc… La veste de campagne, elle, vit dans les verts, les bruns, les tweeds. Des nuances de feuille morte et de lande. Pour le soir, on s’aventure vers les lie-de-vin, les violets, les verts wagon-lit ; et pour les cocktails, on ose les teintes poudrées : rose saumon, lilas, vert sauge.
« Gris. »
Gris ! Quelle idée.
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En amont de cet article, je m’étais amusé à réfléchir au sujet avec mes collaborateurs. Veste grise, soit. Essayons d’être aidants. Les échantillons représentés sont issus des collections de Drapers sauf le tweed à chevrons.
La veste grise d’été, par exemple : pourquoi ne pas la couper dans un beau natté gris clair, presque nacré ? Ce tissage aéré, légèrement chiné, confère à la veste une vraie personnalité tout en la gardant fraîche. Le gris clair, dans ce registre, devient lumineux, avec des reflets d’acier ou de perle selon la lumière.
On pourra l’associer à un pantalon de laine froide gris moyen, pour un ton sur ton raffiné. C’est au fond très facile. Peut-être un pantalon de pieds-de-poule noir et blanc, motif classique des anglais. Ou bien oser le pantalon blanc, pour une harmonie exquise de fraîcheur — un accord d’été, discret et éclatant à la fois.
Mais attention : ce gris clair d’été, c’est une veste de connaisseur. Ce n’est pas une veste de tous les jours, mais une veste recherchée, presque fragile. Elle demande un certain climat, un certain esprit, et un soin particulier dans les associations. (Liasse Montercarlo vs liasse Supersonic)
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Pour l’hiver, la question se pose autrement. La lumière baisse, les textures se densifient, et la veste grise devient une histoire de relief.
Le premier réflexe, presque instinctif, c’est le tweed gris à gros chevrons. Incontournable.
J’en termine justement une pour moi, en ce moment. Une veste archi-classique, comme en portaient les grands acteurs d’Hollywood dans les années 50 — sobre, virile, sans apprêt. Du tweed, dans un monochrome de noir et blanc, à la fois neutre et graphique. Elle se marie sans effort avec un pantalon de flanelle ou de cavalry twill foncé, ou avec un velours noir : trois compagnons naturels dont deux si disponibles dans un penderie bien conçue. Une veste basique, oui, mais au sens noble du terme : l’Angleterre tranquille, celle de la lande et des bibliothèques. Celle que Floc’h dessinait souvent, d’un trait gras de ligne claire, sur un héros élégant et flegmatique. (Liasse Lovat Tweeds vs liasse Drapers Covercoat)
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Autre option : un drap de laine à l’armure twill, au dessin bien marqué. Il apporte une touche à la fois sportive et raffinée, presque italienne dans son esprit. Avec les mêmes pantalons, le résultat sera impeccable. Et pourquoi pas, pour un contraste moderne, un chino de coton bleu marine, un peu peau de pêche ? Ce sera très beau : une alliance discrète entre la rigueur du gris et la douceur du bleu. (Liasses Opalis vs Cotton Club)
Enfin, pour ceux qui veulent le sommet du confort, la version en cachemire peigné. Son léger duvet, orienté par le métier à tisser, capte la lumière comme un velours. Le cachemire impose sa douceur, sa texture onctueuse. C’est la veste de plaisir, à porter sans cravate, sur un jean noir. Les contraires qui s’attirent : le chic et l’ordinaire, le soyeux et le brut. Un équilibre parfait, presque philosophique. (Liasses pure cashmere vs Cotton Club)


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Vous voyez, je réussis tout de même à trouver quelques réponses. Elles ne sont pas nombreuses toutefois. Mes réponses révèlent quoi. Que le gris est une couleur trompeuse. On croit qu’elle va avec tout, qu’elle s’efface, qu’elle est la solution universelle pour celui qui ne veut pas choisir. C’est faux. Le gris n’est pas neutre : il reflète ce qu’on met autour de lui. Trop clair, il devient fragile, presque précieux — il exige des couleurs propres, de la lumière, des textures mates. Trop foncé, il se durcit, perd son élégance et bascule vite dans le terne. Entre les deux, le gris moyen, prétendument polyvalent, se révèle souvent le plus ingrat : s’il n’est pas soutenu par une belle matière, il devient administratif.
Le gris, c’est une question d’équilibre et de contexte. Il ne vit que par contraste. À côté d’un bleu, il se fait froid ; près d’un brun, il se réchauffe ; au contact du blanc, il prend des reflets d’argent ; face au noir, il est éclatant. Il n’a pas de couleur propre — il emprunte l’âme de celle des autres.
Et c’est peut-être ce qui le rend si fascinant : le gris ne décide pas, il suggère. C’est la couleur de la nuance, du compromis élégant. Mais c’est aussi celle de la prudence, voire de la timidité vestimentaire.
Pour qu’il soit beau, il faut oser le réveiller : par la texture, le contraste, ou par une touche d’éclat — un mouchoir coloré, une chemise à rayures, un col qui tranche.
Le gris est donc difficile à équilibrer parce qu’il n’impose rien. Il faut le servir, le comprendre, l’interpréter. C’est une couleur de tailleur, pas de couturier : elle se travaille, elle se dose, elle s’ajuste. Et quand elle est juste, elle ne fait pas d’effet — elle fait impression.
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Au fond, le sujet avec la veste grise n’est pas tant celui des accords. On finit toujours par en trouver de beaux : des résonances justes, des harmonies inattendues, des manières de donner au gris un caractère.
Mais ce qui fait la réussite d’une veste grise, ce n’est pas seulement ce qu’on met autour — c’est la performance du gris lui-même, sa profondeur, sa lumière propre.
Je n’ai pas proposé de flanelle grise, pourtant elle semble cocher toutes les cases de ce théorème.
Le problème, c’est que la veste de flanelle grise ressemble trop à une veste de costume. Et lorsqu’un tailleur cherche la bonne veste sport, il fait tout pour s’en éloigner. Une veste seule doit avoir une vraie personnalité, ne pas donner l’impression d’être le vestige d’un ancien complet.
Les quatre tissus présentés ci-dessous possèdent cette qualité : ils ont du relief, de la texture, une matière vivante. Ici, la couleur s’efface devant la texture. C’est le tissu qui parle, pas le pigment.



Mais la vraie difficulté, c’est que bien souvent, les clients qui demandent une veste grise cherchent en réalité une veste quatre saisons. Ils rêvent d’un tissu lisse, polyvalent, sans aspérités. Et c’est là que tout se joue : car ce tissu sans expressivité, censé aller avec tout, finit par évoquer l’uniforme, le bureau, l’administratif. Le contraire du style, en somme.
La veste grise reste une pièce à part. Très élégante dans sa sobriété, parfaitement urbaine, elle ne supporte ni la mollesse ni la facilité. Elle ne cherche pas à briller, elle murmure. Elle demande un peu de talent, un peu d’instinct — celui de savoir jouer avec les nuances, les contrastes, les textures. Mais son murmure est d’autant plus beau qu’il est rare : elle demande du goût, du doigté, un sens du ton juste. C’est l’inverse du préambule posé au départ : on la croit simple, elle se révèle exigeante.
Mal comprise, elle éteint le porteur ; bien choisie, elle l’éclaire. Mal maîtrisée, elle devient fade, bureaucratique ; bien pensée, elle incarne la mesure, le chic sans éclat — ce raffinement suprême qui ne s’annonce pas. Qui l’eut cru !
Belle semaine, Julien Scavini
Musique du soir : Musiques de films de Ryuichi Sakamoto. Les enfants sont en vacance, je peux mettre du son ! Enfin.



