Dans notre petit univers sartorial, il est courant d’essayer de coller un nom sur tel ou tel vêtement ou partie de vêtement. Les manches napolitaines là, le col anglais ici, les pinces à la française enfin… Cette volonté de rendre simple la perception d’un point particulier produit généralement l’effet exactement contraire, et je constate avec amusement chaque jour comment des clients qui s’intéressent au sujet sans en faire une expertise confondent allègrement tout. Les manches deviennent italiennes, le col londonien et les pinces américaines… C’est à la fois hilarant et un peu questionnant. D’autant que tout ces noms, à l’étude, ne veulent pas dire grand chose.
Autant le dire directement, la plupart du temps, les noms sont donnés aux vêtements ou à des spécificités des vêtements dans un simple but commercial. Les clients les retiennent mieux et redemandent le vêtement dont ils ont gardé le nom en mémoire. Plus facile que de dire « le pantalon de coupe droite à une pince et ajusteurs de la saison passé ». Dire le pantalon « Enzo » est plus efficace. Le nom est par ailleurs l’occasion de coller une image mentale diffuse à la marque ou au produit. Un marque qui appelle son pantalon « Alfred » et d’autres qui l’appellent « Brentwood » ou « Portofino » ne disent pas la même chose. Pour une marque, les noms sont un positionnement marketing. Et c’était déjà le cas au siècle passé.
Dans cette affichette des années 1920 de Brooks Brothers, les cols qui sont made-in-England portent des noms de contrées ancestrales. Une manière comme Ralph Lauren aujourd’hui de distiller l’idée d’une filiation avec la Vieille Europe et sa finesse.
Dans les mêmes années 1920, les tailleurs de la région de Naples comme Rubinacci et Attolini s’intéressent à épurer la veste de tradition anglaise. Ils cousent les manches des vestes comme des chemises, avec des coutures inversées et des fronces appelées « mappina« . Voir cet article. Un siècle plus tard, on parle de manches napolitaines. A l’inverse de l’exemple précédent, voilà une origine connue et référencée. Toutefois si cela fonctionne bien là, cette exception confirme la règle pour moi. Car c’est rare de trouver une vraie et sûre origine.
Certains clients me parlent de manches romaines, ou de manches milanaises. Là je ne sais pas en réalité de quoi il s’agit. Je pense que même Hugo Jacomet qui a fait un tour extensif de l’Italie pour son livre ne serait pas tout à fait sûr de pouvoir caractériser les différences si fines entre villes. Existent-elles ? Aussi, pour moi, il existe deux types d’épaules : le montage classique tailleur, avec un bombé de la tête de manche plus ou moins affirmé. Et le montage déstructuré, que je viens d’évoquer. Je l’appelle napolitain, tout en était très précautionneux sur le nom… On fait des manches napolitaines à Naples je dirais. A Paris, on fait une manche déstructurée, point.
La milanaise, puisqu’on en parle… Il s’agit à la fois d’un type de fil de broderie, et d’une boutonnière spécifique du revers qui fait une gorge. Mais la boutonnière du devant de la veste, ou des manches, ne peut pas être appelée milanaise en revanche ! Je crois me souvenir d’un client un jour qui me parlait de cette boutonnière en l’appelant la napolitaine… Le pauvre était perdu. Cela m’amusait.
Sur le pantalon, les pinces prennent parfois des nationalités. Vers l’intérieur, des clients me disent « pinces françaises », d’autres « pinces anglaises ». D’autres aussi disent « pinces tailleur ». Ouhla, stop. Soyons clair, les tailleurs anglais, français, allemands, russes ou italiens ont toujours plutôt fait les pinces vers l’intérieur. C’est ainsi que l’on faisait dans le secteur tailleur. Il a fallu du temps, et vraiment les dernières décennies du XXème siècle pour voir se répandre les pinces extérieures, au grand dam de Monsieur François Ferdinand, le créateur de la veste slack : J*Keydge. Peut-on donner une nationalité aux pinces, je ne le crois pas.
Revenons aux cols de chemises. L’exemple le plus intéressant. Je prends comme habitude à la boutique de présenter ceux-ci ainsi : le col le plus fermé est le col à la française ou col classique. Le col semi-ouvert est le col italien. Le col ouvert est le col anglais. Mais est-ce justifié? Pas totalement. D’abord, tous ces cols ont été plus ou moins développés au Royaume-Uni au XIXème siècle. Ils étaient durs et détachables à l’époque. De 1870 à 1920, ils sont tous dessinés par des maîtres chemisiers. Voyez ces intéressantes planches ci-dessous :

D’abord, ce que j’appelle le col français, fermé, est en fait le col le col le plus traditionnel avec son V plutôt fermé. Entre POLO et STANLEY sur la planche du haut. Ensuite, ce que j’appelle le col italien, est en fait appelé col « semi cutaway » ou « medium spread » en anglais. Mais surtout, les italiens appellent ce col un col… français. Je vous le donne en mille ! Un col très répandu chez nous dans les années 50 et 60 avec des marques en vue comme ARMORIAL ou NOVELTEX, voir ci-dessous : magnifique chemise d’ailleurs, de belle tradition française. Regardez aussi le col KASONTA au-dessus, il incarne déjà quelque chose d’ouvert en 1900…
Enfin ce que j’appelle le col anglais est en fait un col « full cutaway », ou « full spread » comme disent les anglais. Intéressante image de 1921 ci-dessous, piquée dans cet excellent article. A ne pas confondre avec l’autre col anglais… le tab-collar qui se caractérise par sa petite patte d’attache. La chemise cristallise les noms étrangers. On parle bien de col cubain aussi…
Ce que je veux dire à travers cet article, c’est que l’on colle très facilement dans notre milieu des noms et des origines souvent fictives. A but commercial souvent, ce qui est légitime, à but historiciste aussi parfois, ce qui est hautement discutable au fond. Car les clients finissent par s’y perdent et la lecture claire des filiations esthétiques devient difficile. Des noms et des origines à manier avec précaution donc, car sans assurance et sans vérité historique souvent !
Belle et bonne semaine, Julien Scavini




bonjour,
C’est effectivement quelque chose que je rappelle souvent sur les cols de chemise, on prend un risque avec les appellations « géographiques » car les italiens utilisent globalement une logique inverse. Mon constat est que c’est une « vieille » technique marketing. On appelle le col le plus classique localement (français en France et italien en Italie) et on donne un nom qui appelle une forme d’exotisme et de « référence de la mode » pour les cols plus osés (ainsi le cutaway est souvent appelé français en Italie).
Pour lles manches, les italiens categorisent même un peu plus :
Ils ccommencent par diviser les manches en deux catégories : le tour de manche ouvert (qui fait une epaule ronde, le tissu est replié des deux côtés), et le tour fermé avec l’épaule « classique » et la manche chemise. Il me semble qu’on voit/entend moins cette differentiation en France. L’ironie étant que l’epaule classique et napolitaine se retrouvent réunies, alors qu’en France on passe notre temps à les opposer.
«nationalités»
Merci M. Sorin !