Sommes-nous tous en uniforme ?

Dans le métro parisien, un matin de semaine, les silhouettes défilent. Sneakers blanches, sac de sport, jean délavé, hoodie ample et écouteurs vissés aux oreilles. De temps en temps, un costume. Au premier regard, on pourrait y voir la diversité joyeuse d’une société où chacun exprime son style, sa personnalité. Pourtant, cette apparente liberté n’est-elle pas d’une certaine manière, un uniforme. Idée qui m’a troublé l’autre jour. N’étais-je pas devant une illusion d’individualité ?

Je rependais à ce qu’écrivait Georg Simmel (1858-1918) sur la mode comme un jeu de double contrainte : l’individu cherche à s’intégrer (imiter les autres) tout en voulant se différencier (s’affirmer). S’aligner et se différencier à la fois. Ainsi, la mode est une mécanique paradoxale : elle nous promet la singularité, mais par le biais d’une série de codes collectifs. Roland Barthes, quelques décennies plus tard, le soulignera à son tour : ce n’est pas tant le vêtement qui compte que le discours qui l’entoure. “Choisir” une pièce vestimentaire, c’est en réalité choisir dans un stock limité de significations déjà balisées par le groupe. La chemise à carreaux, la basket rare ou le jean vintage deviennent ainsi des “signes” de liberté, mais cette liberté est codée. La publicité, la presse, aujourd’hui les influenceurs, nous indiquent ce qui sera considéré comme original.

Dès lors, nos goûts vestimentaires ne sont pas neutres, ils traduisent notre habitus social. Le vêtement, bien avant de dire qui nous sommes, dit à quelle classe nous appartenons, ou voulons appartenir. Le vêtement est en partie, l’uniforme invisible des classes. En partie, car un millionnaire du bitcoin peut se vêtir comme un va-nu-pieds. Et qu’à l’inverse, le costume-cravate peut camoufler les classes : employé de bureaux ou directeur général * ? Le costume est l’uniforme par excellence de l’homme moderne **. Sobre, fonctionnel, sérieux, il gomme l’excentricité pour incarner la respectabilité. En ce sens, le costume-cravate est un signe de discipline, de rationalité, de pouvoir. Comme tout uniforme, il dissimule l’individu derrière un rôle.

Aujourd’hui, tous les milieux s’en libèrent. Dans les startups de la tech, par exemple, le hoodie ou le t-shirt remplacent le costume : autre uniforme, tout aussi codé, mais qui se veut décontracté, créatif. On ne s’affranchit donc pas de l’uniforme : on change seulement de grammaire. Là où l’ancien costume signalait l’autorité, le jean et la sneaker de marque signalent désormais le dynamisme et l’appartenance à une élite nouvelle.

D’une certaine manière, ce jean sneaker hoodie est un uniforme aussi. Dans le métro, je pensais alors aux paysans du XVIIème siècle, allez savoir pourquoi. Ils n’avaient pas vraiment le choix de leurs vêtements. Ils se vêtaient d’habits utilitaires et basiques. Dont la répétition pouvait probablement donner l’impression d’uniforme. Thorstein Veblen (1857-1929) établit que l’habit est l’un des terrains privilégiés de la consommation ostentatoire. Porter une cravate Hermès ou une sneaker Balenciaga n’a rien de fonctionnel : c’est un signe de statut. Michel Foucault, de son côté, voyait dans ces pratiques une “technique de soi” : nous travaillons notre apparence comme nous sculptons notre identité, persuadés de nous inventer alors que nous rejouons des normes déjà instituées.

Et si ce soin vestimentaire nous paraît si important, c’est aussi parce que nous en avons le temps et les moyens. Dans les sociétés pauvres ou en guerre, le vêtement obéit d’abord à la nécessité. Dans les sociétés riches, il devient un support de narration de soi. Le futile est un privilège.

Simmel, encore lui, avait déjà vu juste : la mode n’abolit pas l’uniforme, elle le renouvelle sans cesse. Le costume-cravate, aujourd’hui concurrencé par d’autres styles, reste un bon rappel : ce que nous appelons “liberté vestimentaire” est toujours inscrit dans des codes collectifs. L’uniforme n’a pas disparu : il s’est dissous dans la mode, les tendances et les tribus sociales.

Alors, sommes-nous libres de nous habiller ? Oui, mais seulement à l’intérieur d’un cadre qui fait sens. Et c’est sans doute cela, le vrai paradoxe : nous avons besoin d’un uniforme pour pouvoir paraître individuels. Sans codes partagés, la différence ne serait même pas lisible.

À la fin, la question demeure : votre style vestimentaire, qu’il soit costume-cravate, jean vintage ou hoodie design, n’est-il pas déjà un uniforme ?

* notons tout de même que l’œil averti est capable de distinguer le costume basique du costume de prix. Ce qui dès lors peut orienter la lecture sociale.

** bien que l’idée que le costume soit un uniforme soit sans cesse rejeté par les sartorialistes, et moi-même en partie, qui tentons de lui donner du cachet et de la personnalité, par le tissu, la coupe, les accessoires. Je m’amuse toutefois à constater que des marques comme Suit Supply ou à l’inverse du spectre, Hartwood (vu dans Dandy Mag), par la répétition systématique du costume marine avec une belle cravate marine cherche à enfoncer le clou de l’uniforme, du magnifique uniforme.

Sur ces petites réflexions, je vous laisse songer. Et songez aussi… à une chose. Il y a 16 ans, j’ouvrais ce blog… Cette petite information envoyée par WordPress m’a fait ouvrir grand les yeux. Belle semaine. Julien Scavini

5 réflexions sur “Sommes-nous tous en uniforme ?

  1. Avatar de charlesbilger charlesbilger 8 septembre 2025 / 21:21

    16 ans d’articles toujours tres intéressants. Merci pour tout ca!

    • Avatar de Julien Scavini Julien Scavini 9 septembre 2025 / 20:38

      Merci !

  2. Avatar de Cesar Cesar 8 septembre 2025 / 23:08

    toujours un plaisir de vous lire …. On se sent moins seul dans ce monde de Jogging

  3. Avatar de Jean Jean 9 septembre 2025 / 08:58

    À la fin, la question demeure : votre style vestimentaire, qu’il soit costume-cravate, jean vintage ou hoodie design, n’est-il pas déjà un uniforme ?

    Oui, mon style est un uniforme — mais un uniforme choisi, modulé, parfois détourné. C’est là toute l’ambiguïté. Même celui qui croit s’habiller “librement”, le fais au sein de cadres sociaux, culturels et esthétiques. Mais est-ce vraiment un problème ? Le vêtement est un langage, et comme tout langage, il repose sur des conventions partagées. L’uniforme n’est pas l’antithèse de l’individualité — il peut en être le support.

    On peut respecter une structure tout en y insufflant de la fantaisie, de la poésie, une signature intime. Comme le peintre, même s’il prétend ignorer les règles, il reste contraint par les limites de sa toile. De la même manière, notre apparence se compose dans un espace balisé, mais elle peut devenir un terrain d’expression, de jeu, de nuance.

    Prendre soin de son apparence, c’est bien plus qu’un geste esthétique : c’est une manière de raconter qui l’on est, de se positionner dans le monde. C’est aussi, à sa manière, un acte de résistance contre l’uniformisation ambiante — une manière de réintroduire du sens, du détail, du vivant dans un quotidien souvent trop lisse.

    Félicitations pour les 16 ans de ce blog. Seize années de réflexions, d’élégance, de curiosité et de transmission. Ce n’est pas rien. Merci pour ce regard affûté, pour cette plume qui interroge sans jamais asséner, et pour cette passion du vêtement qui dépasse le tissu pour toucher à l’humain.

    • Avatar de Julien Scavini Julien Scavini 9 septembre 2025 / 20:38

      Merci !

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