Les habits iconiques de Philip Mortimer

Cela fait bien deux décennies que, régulièrement, j’entends parler d’une adaptation de Blake et Mortimer sur grand écran. Et puis… rien. Un projet chasse l’autre, un réalisateur est annoncé, puis se retire, et la montagne accouche d’une rumeur…

Blake et Mortimer, pour moi, c’est d’abord un souvenir d’enfance. Ma mère me les achetait quand j’étais petit. J’aimais ces aventures en ligne claire, ce rythme étrange, solennel, presque théâtral, de deux Britanniques figés dans une époque qui n’existait plus. Si je me suis mis à dessiner ainsi, avec cette obsession de la netteté et de la construction, c’est bien parce que je lisais Jacobs. Enfin… « lisais » est peut-être beaucoup dire. Enfant, je musardais plutôt entre les cases. Je regardais les décors, les silhouettes, les attitudes.

Récemment, j’en parlais avec un client cinéaste. Très vite, il me pose la question qui semble s’imposer :
Mais vous le tournez en français ou en anglais ?
Anglais, ai-je répondu spontanément. Quelle question. Ils sont anglais. Ils vivent à Londres. (Et puis dans ma tête, je pense plus à une adaptation élégante, parfaite pour Arte, plutôt qu’à un blockbuster. Donc l’élégance des choses me poussent au respect. De la langue?)

Mais justement, à y réfléchir, ce n’est pas si simple. Blake et Mortimer est peut-être avant tout une bande dessinée profondément francophone… pour anglophiles. Une Angleterre rêvée, reconstruite, filtrée par le regard d’un auteur belge, nourri de théâtre, d’opéra et de classicisme. Alors peut-être faudrait-il tourner en français. Ou alors faire parler des Anglais en français, avec un accent. Mais les accents au cinéma ne fonctionnent pas toujours. Ils deviennent vite des artifices, voire des caricatures.

Bref, cette conversation, amusante en apparence, m’a fait réfléchir plus que prévu.

Et puisque je suis tailleur, ce sont les vêtements qui m’ont immédiatement intéressé. Plus précisément ceux de Mortimer. Blake, lui, est souvent en uniforme : aviateur, officier, figure de l’État. Mortimer est un civil. Un savant, certes, mais un homme qui circule dans le monde ordinaire. C’est là que tout se joue.

Si Blake et Mortimer devait exister à l’écran, la vraie question serait peut-être celle-ci : comment habiller Mortimer ?

Je l’ai donc observé de plus près. Vraiment. Et j’ai découvert quelque chose d’assez troublant : Mortimer n’a pas de barbe en fait. Sans moustache, ce n’est pas une barbe. C’est un collier de barbe. Un genre Robert Hue avant l’heure. Rien que cela, ce sera difficile à assumer pour un acteur. Il n’y a guère plus anti-sexy, non ? Et pourtant, Blake et Mortimer ont un certain charme. Un charme discret, intellectuel, très britannique dans l’esprit — qu’il faudra absolument préserver. Le voilà notre pinçon, dans un dessin plus années 70 que 50, il part au Japon là :

Mais laissons un instant la pilosité faciale. Revenons à l’essentiel : les vêtements. Ceux qui font Mortimer. Ceux qui le rendent immédiatement reconnaissable, même vu de dos, même réduit à une silhouette.

Deux ensembles dominent. Le manteau. Et l’ensemble dit « sport ». C’est là que Mortimer devient iconique. Et c’est là que cela devient vraiment intéressant. Observons encore cette image sortie de La Marque Jaune, l’album fétiche :

Je me suis amusé à dessiner Mortimer plus précisément. À l’observer. Et ce faisant, je me suis heurté à une limite inhérente à la bande dessinée classique — et plus encore à la ligne claire. Dans une BD, la mise en couleur s’effectue par aplats. Il n’y a pas de place pour la texture.

  1. La technique n’est pas celle de l’aquarelle.
  2. Elle ne laisse aucune place aux nuances de gris. Il n’y a pas — ou si peu — d’ombres. La couleur est franche, posée, presque conceptuelle.

Mais de mon côté, avec un ordinateur et Photoshop, je peux faire exactement l’inverse. Je peux introduire de la matière. De la vraie. De la fibre, du grain, de l’irrégularité. Comme Rosace l’avait très justement fait dans Croquis Sartoriaux, en comprenant que le vêtement dessiné n’est pas une fin en soi, mais une suggestion.

Je me suis donc dit ceci : ce que Jacobs a dessiné à plat, moi je peux choisir de l’interpréter en texture.

La veste : clé du personnage

Le cœur du sujet, c’est cette veste sport à trois poches plaquées. Une pièce extraordinairement britannique, extraordinairement civile, et fondatrice du personnage. Elle n’est probablement pas coupée dans un tweed verdâtre uni. Pourtant, de loin, c’est exactement ce qu’elle donne à voir. Ce paradoxe est intéressant. Cela suggère un micro-motif, quelque chose qui se fond à distance. Or, qu’est-ce qui se portait abondamment dans les années 50–60 pour les vestes sport à motifs discrets ? Le gun tweed vu sur Simon Crompton ci-dessous.

Des petites harpes de couleurs variées, organisées en pieds-de-poule minuscules, sur un fond neutre. À distance : une masse calme. De près : une richesse graphique. Exactement ce que Mortimer incarne. Sa veste est donc, à mes yeux, très certainement coupée dans un gun tweed. Et puisqu’il porte un pantalon marron, il est logique qu’on retrouve dans la veste une pointe de brun, pour construire un camaïeu cohérent, savant, mais jamais démonstratif.

Mais il est probable à l’inverse ce ma démonstration, que dans un adaptation cinéma, cette finesse d’analyse soit gommée au profit d’un gros tweed vert d’eau, plus stéréotypé et de lecture plus simple à l’écran.

Dernier détail intéressant de cette veste, elle n’a qu’un seul bouton devant. Voir ci-dessous. Choix de facilité graphique certainement. Et peu ou pas aux manches suivant les albums.

Le pantalon : la stabilité

Le pantalon, lui, est plus simple. Une flanelle marron. Épaisse. Solide. Sérieuse. La flanelle est le tissu du savant britannique par excellence : chaude, mate, rassurante. Elle ancre Mortimer dans le réel, dans le quotidien, face aux délires technologiques et aux menaces extraordinaires qu’il affronte.

Les chaussures : hérésie ou francophilie ?

Aux pieds, Jacobs dessine des richelieux. Puis des derbys. Et là, je ne peux m’empêcher de sourire. Les derbys trahissent une vision continentale de l’élégance britannique. Une Angleterre interprétée. Et c’est très bien ainsi : cela fait partie du charme.

Chemise et nœud papillon

La chemise, de son côté, n’est pas blanche. Elle est écrue. Je l’imagine volontiers coupée dans un twill coton-laine, ce qui explique cette teinte chaude, légèrement sourde, et son tombé plus doux qu’un coton sec.

Quant au nœud papillon… il change de couleur tout le temps. Liberté absolue. J’ai donc choisi de le représenter dans une soie à léger motif cachemire. Une fantaisie contenue, presque intellectuelle, qui rappelle que Mortimer n’est pas un militaire, mais un homme de pensée.

On remarquera avec amusement dans toutes La Marque Jaune que le trait de la boutonnière du revers se retrouve parfois à droite… Et est absent à gauche! Diantre.

Le manteau

Ah, le manteau. Je regrette que les nouveaux dessinateurs de la franchise ne l’aient pas mieux observé comme je l’ai fait. Car ils le dessinent presque tous n’importe comment. C’est d’ailleurs l’écueil récurrent des « nouveaux » Blake et Mortimer — que je ne trouve pas élégants, il faut bien le dire : une caricature esthétique des années 50, parfois jusqu’au grotesque. Comme si l’époque se résumait à quelques clichés visuels empilés sans compréhension réelle des vêtements.

Or ce manteau, précisément, mérite mieux. Il est coupé dans un drap de laine bouillie, donnant ce relief granuleux très caractéristique. Aujourd’hui, on parle volontiers de laine casentino, mais il faut bien comprendre qu’il s’agit surtout d’un développement marketing moderne d’un drap rustique ancien. Ce type de laine existait bien avant d’être nommé et labellisé.

Mortimer l’a choisi dans un ton vert, qui se raccorde avec la veste et ne jure pas avec le pantalon marron. Une couleur intellectuelle, presque scientifique, qui s’éloigne du noir urbain comme du brun campagnard. Une couleur qui par ailleurs va si bien avec l’écharpe jaune. Un vert qui d’ailleurs varie beaucoup suivant les époques et les éditions.

La coupe

La forme est ample, typique des années 50. Un manteau fait pour être porté par-dessus une veste épaisse, sans contraindre le mouvement.

  • Épaules généreuses
  • Têtes de manches bien dodues
  • Volumes assumés

Le devant présente huit boutons, dont six forment la croisure. Une disposition devenue rare aujourd’hui, mais parfaitement logique à l’époque : ce manteau est avant tout conçu pour tenir chaud. La protection prime sur la ligne.

Le revers, très précisément dessiné, comporte une encoche profonde et une contre-anglaise courte. Elle permet au col d’être porté relevé, de se fermer réellement autour du cou et de couper le vent. Ce détail est fondamental : il montre que le manteau n’est pas décoratif, mais fonctionnel.

Les poches et la ceinture

Les poches sont des modèles dits boîtes aux lettres. Des poches plaquées, profondes et utilitaires.

La ceinture, elle, vient cinturer le manteau, provoquant un léger blousant sur le haut. Ceinture qui semble boutonnée dans le dos d’après la case ci-dessous. Cette silhouette — très présente dans les années 30 comme dans les années 50 — donne à Mortimer une allure à la fois importante et active.

Un polo coat, au fond

Tout cela fait immanquablement penser à ce qu’on appelle aujourd’hui un polo coat. Un terme très anglo-saxon, pour désigner un manteau urbain mais pas formel. Un manteau sport, au sens noble du terme. Les surpiqûres à deux centimètres, bien visibles, appuient franchement cette idée.

Ce manteau, finalement, est exactement ce que Mortimer est : un homme sérieux, mais pas rigide ; un intellectuel, mais jamais abstrait ; un Britannique rêvé, vu par un Européen.

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En redonnant de la texture à ce que Jacobs avait volontairement aplati, je n’ai pas cherché à corriger le dessin, encore moins à l’améliorer. J’ai simplement tenté de prolonger le geste dans un idéal de tissus anglais. D’Angleterre rêvée. De faire passer Mortimer de l’aplat à la fibre, du signe au tissu. Jacobs, en ligne claire, n’a pas dessiné des tissus : il a dessiné des intentions : la veste sport, avec ses poches plaquées et son gun-tweed discret, raconte l’homme civil, l’intellectuel pas guindé. A l’inverse peut-être de Blake. Le pantalon de flanelle l’ancre dans une stabilité presque rassurante. Le manteau, enfin, condense tout : protection, fonctionnalité, élégance sans ostentation. Rien n’est là pour séduire. Tout est là pour durer. Et endurer vue les aventures traversées !

Belle semaine, Julien Scavini

Une fracture esthétique au cœur du sartorial

Il existe, dans le paysage du prêt-à-porter premium et luxe sartorial, une opposition silencieuse mais tenace. Une fracture presque philosophique, qui ne dit pas son nom, mais qui conditionne pourtant nos désirs, nos imaginaires, nos achats, et la silhouette même de l’homme contemporain classique. Cette fracture, c’est celle de la matière, du toucher, du rendu. Une opposition entre deux mondes qui n’ont absolument rien à voir, et que l’on feint trop souvent d’harmoniser sous le seul mot de « beau tissu ». En réalité, il n’y a pas un beau tissu. Il y en a deux — et ils s’ignorent.

Le premier monde est celui des textures, du relief, du grain.
C’est l’univers du tweed, des gros lainages de goût britanniques, des flanelles lourdes qui sentent encore l’odeur de la bergerie. L’univers aussi des cotons pleins : velours côtelé, moleskine, drill épais qu’on devine tissées pour durer une décennie plutôt qu’une saison. Ces textiles ont une esthétique évidente :

  • ils accrochent la lumière au lieu de la refléter ;
  • ils racontent un passé au lieu de flatter le présent ;
  • ils rassurent, enveloppent, sculptent sans jamais briller.

Ils disent quelque chose de profondément terrien, presque archaïque. Ils évoquent la lande de bruyère, les couleurs de la chasse, le froid sec du matin d’hiver. Et ils parlent à une sensibilité très précise : celle de la solidité, de la fiabilité, d’un classicisme enraciné. C’est le domaine où excellent Ralph Lauren Polo, Drake’s, les maisons anglaises, et plus généralement tout ce qui assume une forme de rusticité chic. On y cherche moins l’opulence que le vécu. Moins le luxe que le caractère.

À l’opposé absolu — tant esthétiquement que sensoriellement — se situe l’autre monde : celui des tissus peignés, précieux, fluides. Ici, les fibres sont longues, fines, souvent mérinos haut de gamme ou mélangées au cachemire. Les draperies sont lisses, brillantes, d’un tombé liquide. On parle de tissus qui coulent plus qu’ils ne tiennent, qui effleurent plus qu’ils ne serrent. Même le coton est lavé, voir associé à du cachemire. C’est une esthétique du raffinement ostensible :

  • silhouettes plus épurées, plus sculpturales ;
  • lumières qui glissent ;
  • toucher qui séduit instantanément ;
  • confort presque sensuel.

Ce monde-là est celui qui inspire l’essentiel du tailoring italien : Armani, Zegna, Loro Piana, Brioni, et leurs interprétations plus accessibles chez Suit Supply, Pini Parma ou Grand Le Mar. Il s’agit d’une beauté immédiate, presque hédoniste. Une beauté de surface — dans le sens noble du terme : la surface comme expression de la finesse, de la qualité, de la modernité.

Ce qui frappe, lorsque j’observe clients, passants et marques, c’est que ces deux esthétiques se heurtent. Et que parfois, des clients mêlent les deux sans voir l’impair esthétique, en ajoutant comme une cerise confite sur le gâteau une pièce très raffinée sur un montage très rustique.

Dans le milieu sartorial, on fantasme souvent les tissus luxueux : le super 150’s lumineux, la flanelle et le cachemire, le drap qui tombe comme un rideau de théâtre. Mais dans la rue, ce que l’on voit majoritairement, ce sont les lainages texturés, les velours, les gabardines lourdes : bref, des habits faits pour vivre, pour marcher dehors, pour tenir chaud. L’opposition entre ceux deux esthétiques pourrait se résumer avec amusement au niveau de la chaussure : derbys rustiques contre mocassin léger. Desert-boot contre chuka montée goodyear. etc…

Ce paradoxe est fascinant, on rêve de luxe fluide, mais on porte du rustique solide. Cette opposition peut aussi se trouver dans les palettes de couleurs : marine profonds et nuances claires voire salissantes, versus teintes de la forêt. Un beige du goût italien et un beige du goût rustique ne seront pas pareil. Une opposition qui comme le noyau d’uranium fissible devient instable lorsque l’on essaye de forcer l’association : par exemple un grand manteau croisé (raffiné) coupé dans un gros tweed (rustique). Que se passe-t-il ? Un manteau hybride que l’on ne sait pas tout à fait qualifier.

C’est l’opposition centrale de notre époque sartoriale : le marché valorise le raffiné parce que c’est spectaculaire, instagrammable, immédiatement lisible comme « beau ». Mais l’usage réel pousse vers le rugueux, parce que c’est pratique, stable, rassurant, facilement intégrable dans une garde-robe quotidienne. Lorsqu’on développe une ligne de prêt-à-porter, cette tension devient presque existentielle. Elle le devient plus chaque jour pour moi et me tend. Faut-il aller vers la délicatesse italienne, qui fait rêver ? Ou vers la robustesse texturée, qui se porte, se vit ? Cette opposition dépasse la technique textile. Elle devient un choix d’identité. Le rustique dit : « Je suis enraciné. » « Je valorise l’usage, la durée, le vécu. » « Je suis un homme du dehors. » Le raffiné dit : « Je maîtrise l’esthétique. » « Je recherche le confort ultime, la distinction. » « Je suis un homme du dedans : salon, bureau, lumière contrôlée. »

Ce n’est pas seulement une question de matières. C’est une question de monde, de posture, de manière d’habiter son style. De life-style disent les anglo-saxons. L’allure italienne chic contemporaine fait millionnaire. Et j’ai tendance à penser que les gens qui s’habillent ainsi cherchent à distiller — comme un parfum — cette image d’eux-même. « Je suis quelqu’un qui le mérite. » « Parce que je le vaux bien » disait la pub.

Si j’ai évoqué l’Italie frontalement, je n’ai pas parlé de l’Angleterre de la même manière. Ce n’est pas un oubli. C’est un choix. Parce que le « goût anglais » – celui des tweeds, des draps cardés, des flanelles épaisses, des couleurs fanées– n’est plus seulement anglais. Il s’est diffusé à travers l’Europe continentale, et particulièrement en France, au point d’être devenu une référence quasi autonome. On le voit dans la prolifération des marques françaises et européennes qui s’installent dans ce registre : matières texturées, silhouettes robustes, couleurs minérales, références chasse, campus, outdoor chic. Ce qui était autrefois une signature britannique est devenu une esthétique de l’authenticité, largement partagée et revendiquée.

Cette démocratisation a deux raisons : Elle rassure – visuellement et matériellement. Elle s’adapte mieux à la vie quotidienne réelle que le raffinement extrême du tailoring italien. Le goût rustique a été absorbé, naturalisé. Il ne renvoie plus nécessairement à Savile Row, ni à l’héritage aristocratique anglais. Il renvoie à l’idée, plus universelle, de vêtements qui vivent, qui tiennent, qui durent. Et j’ai envie de dire quand je vois la prolifération des work-jackets, il renvoie à l’image du vêtement d’ouvrier. Simple et sérieux.

Car il faut dire la vérité : les tissus italiens haut de gamme sont fragiles. Ils s’abîment. Ils se trouent. Ils ne pardonnent pas. Or, cette réalité provoque l’un des grands malentendus du prêt-à-porter luxueux : « Si c’est cher, c’est que c’est beau. Si c’est beau, ça doit être solide. » Ce raisonnement, très répandu chez les clients, est parfaitement compréhensible… mais totalement faux. Comme aiment à le rappeler les agents de Loro Piana : « Nous fabriquons des tissus précieux. » Point final et si vous faites un trou, passez votre chemin. Ils ont raison. Si l’on veut se donner un genre riche, il faut assumer. Un tissu précieux n’est pas conçu pour affronter les mêmes usages qu’une moleskine ou un tweed shetland. Un Super 160’s n’est pas un drap militaire. Un cachemire peigné n’a rien d’un sergé de coton épais. Le problème n’est donc pas la qualité : elle est exceptionnelle. La fragilité n’est pas un défaut dans l’esthétique italienne, mais une conséquence directe de son raffinement. Et ce raffinement, pour exister, doit accepter de renoncer à la robustesse.

Face à cette fragilité assumée du « beau italien », le rustique chic semble tenir le haut du pavé. Non pas parce qu’il est plus noble. Non pas parce qu’il est plus moderne. Mais parce qu’il est plus honnête. Les lainages bruts grattent, oui. Ils accrochent les doigts. Ils pèsent. Et c’est précisément ce que le client comprend, accepte, valorise : une matière qui dit clairement ce qu’elle est. Prenons l’exemple du manteau ou de la parka en laine. Vous les choisissez pour leur douceur et leur toucher ? Suivant votre réponse, vous tomberez d’un côté ou de l’autre du versant. Cherchez-vous un croisé en poil de chameau ou un raglan en tweed ?

Lorsque l’on pose la question en termes simples :

précieux versus solide,
fragile versus fiable,
sensoriel versus pragmatique,

que répondez-vous ? En fait, rares sont les hommes qui dans ce milieu sartorial ont une boussole parfaite. Même pas moi-même. Les réponses peuvent varier suivant les goûts, l’instagram suivi ou l’instant de la vie. Le précieux impose un cadre, un usage, une discipline que l’on voudrait avoir. Le rustique, lui, accompagne simplement. Il s’intègre. Il rassure. Mais on ne veut pas toujours du pratique. On veut du Beau. Beau et pratique, ce n’est pas facile à atteindre. La quête permanente. C’est peut-être l’article le plus important que j’ai eu l’occasion d’écrire en 15 ans. La démarche sartoriale n’est pas facile… !

Belle et bonne semaine, Julien Scavini

Ce soir j’écoutais pour écrire du Tony Anderson. Parceque Ariana était diffusé dans l’hôtel où j’étais récemment, un grand moment de pureté mentale, habillé de laines italiennes…

Et si votre plus beau costume était celui auquel vous n’aviez pas vraiment pensé ?

On imagine souvent que les plus belles pièces sont celles qui ont fait l’objet des plus longues réflexions. Des heures passées à choisir le tissu, à hésiter sur une nuance, une structure, une épaule, une ligne de revers. Tout cela donne, bien sûr, de très beaux costumes. Réussis, maîtrisés, mais presque trop ? Car pourtant, je me demande parfois si nos costumes préférés ne sont pas, justement, ceux que l’on a le moins intellectualisés. Qui trop embrasse mal étreint dit le proverbe.

Il y a ces pièces réalisées ou achetées un peu “par accident”. Un mariage pressant, un nouvel environnement professionnel, une occasion formelle mal préparée ? Et vous voilà à acheter une veste ou un costume sans trop y penser. Ou parce que vous voyez un costume en vitrine, qui sans avoir fait l’objet d’une étude, vous plait. Simplement parce qu’il plait.

Pour par part, c’est plutôt un tissu qui traîne dans l’atelier. Une coupe offerte par un drapier, oubliée sur une étagère. Un rouleau qui dort pendant des années sans projet précis. Et puis un jour, presque par nécessité ou par opportunité, je l’utilise. Sans y penser. Sans s’attacher à une idée préalable. Et c’est souvent là que la magie opère.

Mes deux costumes préférés sont de ceux-là.

Le premier est réalisé dans un Drapers bleu pétrole, fil-à-fil, avec une trame twill assez marquée. Un tissu étrange, presque déroutant au départ. Je l’avais depuis longtemps, sans savoir quoi en faire. Les mites y avaient un peu fait escale. Une fois transformé, il s’est révélé d’un confort et d’une présence incroyables. Une évidence posteriori.

Le second est un Holland & Sherry bleu marine, rayé de fines lignes grisées et très serrées dont j’ai tiré une récente vidéo. Une coupe que j’ai gardée en rouleau pendant presque dix ans. Dix ans. Et puis un jour, j’en ai fait un trois-pièces. Aujourd’hui, il fait partie de ces costumes que j’enfile avec grand plaisir.

Drapers, encore eux, m’avaient aussi offert une coupe de gris clair. Une couleur que j’avais toujours regardée avec méfiance. Trop claire, trop sage, trop… grise, justement. Finalement, ce costume m’a réconcilié avec le gris. Mieux : il m’a donné envie d’en porter. Et maintenant, c’est un vrai plaisir.

Tout cela pour dire une chose simple : on passe beaucoup de temps à réfléchir. Mais parfois, le destin a déjà fait le travail pour nous. Il pose un tissu sur notre chemin, et il ne reste plus qu’à lui faire confiance.

Je me dis d’ailleurs que certains clients, ceux qui aiment volontairement se perdre dans les liasses et les références interminables, gagneraient parfois à s’en remettre au tailleur. À son œil. À son intuition. À sa capacité de sentir une personnalité et son accord avec une étoffe. Ils sont rares, ces clients-là toutefois. Mais quand cela arrive, le résultat est toujours juste.

Simple. Naturel. Évident. Et souvent, inoubliable ?


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Allmen, ou l’élégance du roman policier légèrement suranné

Les fêtes de fin d’année approchent. Période propice aux livres : ceux que l’on offre, ceux que l’on reçoit, et ceux que l’on s’offre à soi-même, sous prétexte qu’ils “étaient sur la liste”. Si vous aimez le vêtement tailleur, le style un peu suranné, les atmosphères feutrées et les personnages délicieusement anachroniques, je ne peux que vous recommander la série Allmen de l’écrivain suisse Martin Suter.

J’avais lu Allmen et les libellules il y a une bonne décennie. À l’époque, j’avais gardé le souvenir d’un détective attachant : Johann Friedrich von Allmen. Un homme de goût, fauché mais plein d’ambitions, évoluant dans le monde de l’art et des objets précieux, entouré de mystères feutrés et de belles choses. Le tout accompagné de son majordome sud-américain, roulant dans une grosse Cadillac. Rien que ça.

Un ami m’a récemment offert le dernier : Allmen et Le dernier des Weynfeldt. Et j’ai replongé avec un plaisir intact — voire décuplé. Les traits de caractère y sont encore plus ciselés, les situations sociales toujours plus savoureuses. Pour qui aime observer le demi-monde parisien, ses codes, ses travers, ses faux-semblants et ses grandeurs fanées, c’est un véritable régal. Sauf que là on est en pays de langue allemande. Un grand bourgeois raffiné mais désargenté face à un esthète à la fortune colossale et grand collectionneur, cela donne des scènes hilarantes, souvent justes.

À vrai dire, on ne lit pas vraiment Allmen pour l’intrigue policière, qui reste volontairement secondaire, presque prétexte. Ce que l’on savoure surtout, c’est l’ambiance, l’observation sociale, et bien sûr — vous me voyez venir — le style. Car on se surprend vite à imaginer Allmen : son costume de tailleur, la coupe de son veston, la patine de ses souliers, la nuance de sa cravate, le pliage de sa pochette. On le visualise. On le construit mentalement, comme un personnage taillé sur mesure.

Et c’est sans doute là le charme de ces romans : ce sont moins des intrigues à résoudre que des atmosphères à habiter. Une lecture légère, élégante, délicieusement désuète. Parfaite pour accompagner les fêtes.

Belle semaine, Julien Scavini

La veste grise

À côté des costumes, j’ai aussi le plaisir de réaliser des vestes seules — ces fameuses vestes dépareillées. Elles ne représentent qu’une petite part de mon activité, et pour une bonne raison : la veste seule effraie. Elle se tient à mi-chemin entre le costume (où tout est décidé d’avance) et le vêtement décontracté (où tout semble permis). Elle demande donc plus de réflexion, plus d’assurance, et un sens du style plus affirmé. Souvent, la commande commence par la même phrase, dite avec une certaine prudence :

« J’ai des pantalons bleus, noirs, gris… des jeans, beaucoup. J’aimerais une veste qui aille avec tout. »

Et c’est là que le mot tombe, comme une évidence pour le client, et comme un petit vertige pour le tailleur :

« Je voudrais une veste grise. »

Voici donc, pour le tailleur, une sorte de cauchemar amusé. La veste grise : ni costume, ni blazer, ni veste de campagne. Une idée à la fois simple et impossible. Car le canon classique ne la connaît pas. Le blazer est bleu, de mille bleus selon les saisons : marine ou nuit, roi, acier ; en laine fine, en flanelle, en peigné, etc… La veste de campagne, elle, vit dans les verts, les bruns, les tweeds. Des nuances de feuille morte et de lande. Pour le soir, on s’aventure vers les lie-de-vin, les violets, les verts wagon-lit ; et pour les cocktails, on ose les teintes poudrées : rose saumon, lilas, vert sauge.

« Gris. »

Gris ! Quelle idée.

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En amont de cet article, je m’étais amusé à réfléchir au sujet avec mes collaborateurs. Veste grise, soit. Essayons d’être aidants. Les échantillons représentés sont issus des collections de Drapers sauf le tweed à chevrons.

La veste grise d’été, par exemple : pourquoi ne pas la couper dans un beau natté gris clair, presque nacré ? Ce tissage aéré, légèrement chiné, confère à la veste une vraie personnalité tout en la gardant fraîche. Le gris clair, dans ce registre, devient lumineux, avec des reflets d’acier ou de perle selon la lumière.

On pourra l’associer à un pantalon de laine froide gris moyen, pour un ton sur ton raffiné. C’est au fond très facile. Peut-être un pantalon de pieds-de-poule noir et blanc, motif classique des anglais. Ou bien oser le pantalon blanc, pour une harmonie exquise de fraîcheur — un accord d’été, discret et éclatant à la fois.

Mais attention : ce gris clair d’été, c’est une veste de connaisseur. Ce n’est pas une veste de tous les jours, mais une veste recherchée, presque fragile. Elle demande un certain climat, un certain esprit, et un soin particulier dans les associations. (Liasse Montercarlo vs liasse Supersonic)

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Pour l’hiver, la question se pose autrement. La lumière baisse, les textures se densifient, et la veste grise devient une histoire de relief.

Le premier réflexe, presque instinctif, c’est le tweed gris à gros chevrons. Incontournable.
J’en termine justement une pour moi, en ce moment. Une veste archi-classique, comme en portaient les grands acteurs d’Hollywood dans les années 50 — sobre, virile, sans apprêt. Du tweed, dans un monochrome de noir et blanc, à la fois neutre et graphique. Elle se marie sans effort avec un pantalon de flanelle ou de cavalry twill foncé, ou avec un velours noir : trois compagnons naturels dont deux si disponibles dans un penderie bien conçue. Une veste basique, oui, mais au sens noble du terme : l’Angleterre tranquille, celle de la lande et des bibliothèques. Celle que Floc’h dessinait souvent, d’un trait gras de ligne claire, sur un héros élégant et flegmatique. (Liasse Lovat Tweeds vs liasse Drapers Covercoat)

Autre option : un drap de laine à l’armure twill, au dessin bien marqué. Il apporte une touche à la fois sportive et raffinée, presque italienne dans son esprit. Avec les mêmes pantalons, le résultat sera impeccable. Et pourquoi pas, pour un contraste moderne, un chino de coton bleu marine, un peu peau de pêche ? Ce sera très beau : une alliance discrète entre la rigueur du gris et la douceur du bleu. (Liasses Opalis vs Cotton Club)

Enfin, pour ceux qui veulent le sommet du confort, la version en cachemire peigné. Son léger duvet, orienté par le métier à tisser, capte la lumière comme un velours. Le cachemire impose sa douceur, sa texture onctueuse. C’est la veste de plaisir, à porter sans cravate, sur un jean noir. Les contraires qui s’attirent : le chic et l’ordinaire, le soyeux et le brut. Un équilibre parfait, presque philosophique. (Liasses pure cashmere vs Cotton Club)

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Vous voyez, je réussis tout de même à trouver quelques réponses. Elles ne sont pas nombreuses toutefois. Mes réponses révèlent quoi. Que le gris est une couleur trompeuse. On croit qu’elle va avec tout, qu’elle s’efface, qu’elle est la solution universelle pour celui qui ne veut pas choisir. C’est faux. Le gris n’est pas neutre : il reflète ce qu’on met autour de lui. Trop clair, il devient fragile, presque précieux — il exige des couleurs propres, de la lumière, des textures mates. Trop foncé, il se durcit, perd son élégance et bascule vite dans le terne. Entre les deux, le gris moyen, prétendument polyvalent, se révèle souvent le plus ingrat : s’il n’est pas soutenu par une belle matière, il devient administratif.

Le gris, c’est une question d’équilibre et de contexte. Il ne vit que par contraste. À côté d’un bleu, il se fait froid ; près d’un brun, il se réchauffe ; au contact du blanc, il prend des reflets d’argent ; face au noir, il est éclatant. Il n’a pas de couleur propre — il emprunte l’âme de celle des autres.

Et c’est peut-être ce qui le rend si fascinant : le gris ne décide pas, il suggère. C’est la couleur de la nuance, du compromis élégant. Mais c’est aussi celle de la prudence, voire de la timidité vestimentaire.
Pour qu’il soit beau, il faut oser le réveiller : par la texture, le contraste, ou par une touche d’éclat — un mouchoir coloré, une chemise à rayures, un col qui tranche.

Le gris est donc difficile à équilibrer parce qu’il n’impose rien. Il faut le servir, le comprendre, l’interpréter. C’est une couleur de tailleur, pas de couturier : elle se travaille, elle se dose, elle s’ajuste. Et quand elle est juste, elle ne fait pas d’effet — elle fait impression.

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Au fond, le sujet avec la veste grise n’est pas tant celui des accords. On finit toujours par en trouver de beaux : des résonances justes, des harmonies inattendues, des manières de donner au gris un caractère.
Mais ce qui fait la réussite d’une veste grise, ce n’est pas seulement ce qu’on met autour — c’est la performance du gris lui-même, sa profondeur, sa lumière propre.

Je n’ai pas proposé de flanelle grise, pourtant elle semble cocher toutes les cases de ce théorème.
Le problème, c’est que la veste de flanelle grise ressemble trop à une veste de costume. Et lorsqu’un tailleur cherche la bonne veste sport, il fait tout pour s’en éloigner. Une veste seule doit avoir une vraie personnalité, ne pas donner l’impression d’être le vestige d’un ancien complet.

Les quatre tissus présentés ci-dessous possèdent cette qualité : ils ont du relief, de la texture, une matière vivante. Ici, la couleur s’efface devant la texture. C’est le tissu qui parle, pas le pigment.

Mais la vraie difficulté, c’est que bien souvent, les clients qui demandent une veste grise cherchent en réalité une veste quatre saisons. Ils rêvent d’un tissu lisse, polyvalent, sans aspérités. Et c’est là que tout se joue : car ce tissu sans expressivité, censé aller avec tout, finit par évoquer l’uniforme, le bureau, l’administratif. Le contraire du style, en somme.

La veste grise reste une pièce à part. Très élégante dans sa sobriété, parfaitement urbaine, elle ne supporte ni la mollesse ni la facilité. Elle ne cherche pas à briller, elle murmure. Elle demande un peu de talent, un peu d’instinct — celui de savoir jouer avec les nuances, les contrastes, les textures. Mais son murmure est d’autant plus beau qu’il est rare : elle demande du goût, du doigté, un sens du ton juste. C’est l’inverse du préambule posé au départ : on la croit simple, elle se révèle exigeante.
Mal comprise, elle éteint le porteur ; bien choisie, elle l’éclaire. Mal maîtrisée, elle devient fade, bureaucratique ; bien pensée, elle incarne la mesure, le chic sans éclat — ce raffinement suprême qui ne s’annonce pas. Qui l’eut cru !

Belle semaine, Julien Scavini

Musique du soir : Musiques de films de Ryuichi Sakamoto. Les enfants sont en vacance, je peux mettre du son ! Enfin.

Un renouveau du costume? Vraiment?

J’admire sincèrement les magazines spécialisés comme GQ, Monsieur, Dandy et d’autres moins spécialisés au détour d’articles sur le sujet, capables de s’extasier sur ce qu’ils appellent « le grand retour du costume ». Ils célèbrent une prétendue effervescence, une renaissance sartoriale, un nouvel âge d’or du tailoring. Une telle méthode Coué force presque le respect. Car non, je ne crois pas, moi, que le costume soit sauvé. Ni même qu’il soit plus présent qu’hier.

Évidemment, c’est une constatation un peu amère pour un tailleur – et je le dis avec un pincement au cœur. J’aimerais croire à cette résurrection. Mais je ne vois pas la foule des vestons revenir dans la rue. Et c’est d’autant plus cruel que, chaque semaine au Figaro, ma tâche consiste précisément à écrire sur les usages et les coutumes du costume : comment choisir sa cravate, pourquoi préférer les pinces à un pantalon plat, quelle est la raison d’être des revers en bas du pantalon, ou encore l’art discret de la pochette.

Alors, parfois, au milieu d’une chronique sur le bon pli du pantalon, une question me traverse : à quoi bon ? Qui s’intéresse encore à cela ? Lorsque l’on « traîne » — pardonnez-moi l’expression — dans notre milieu sartorial, ce ne sont pas des lunettes que l’on porte, mais des prismes. Des prismes qui déforment tout. À force de regarder Hugo Jacomet ou Simon Crompton, de surveiller l’Instagram de Cifonelli ou Rubinacci, d’écouter des podcasts ou des youtubeurs plus ou moins en vue, on finit par vivre dans un monde parallèle. Surtout que plus ils sont jeunes, plus ils sont péremptoires. L’étais-je aussi? Diantre.

Un monde où l’on croit encore que l’élégance règne, que le costume a droit de cité, que les hommes s’habillent pour le plaisir. C’est peut-être cela, au fond, l’idée : s’inventer un univers plus élégant, plus chic, moins basique, moins vulgaire. Se mettre en marge pour, comme disait Saint Laurent, vivre en beauté.

Mais il suffit de lever les yeux pour que le rêve s’effondre. Dans la rue, le costume a déserté. On n’en croise plus guère que dans les mariages ou sur quelques banquiers en sursis. Aux enterrements ? même pas, j’en parle assez ici. Le reste du temps, la norme est ailleurs : baskets, sweat-shirts, pantalons mous. Le confort a gagné la bataille, et l’élégance, elle, s’est réfugiée dans les marges — sur Instagram, dans les ateliers, dans les souvenirs.

Je ne dis pas que c’est mal. Le monde change, les usages aussi. Simplement, il faut avoir l’honnêteté de le reconnaître : le costume n’est plus un habit social, il est devenu un manifeste. Le porter aujourd’hui, c’est déjà faire un pas de côté, affirmer quelque chose. Non pas un pouvoir ou une réussite, mais une idée — celle que s’habiller peut encore être un acte de culture, presque de résistance.

Mon reproche envers les annonciateurs du « grand retour » du costume est là. Ils n’arrivent pas à s’extraire de leur propre environnement mental — un monde où le costume n’est pas seulement une passion, mais surtout un fond de commerce. Leur enthousiasme est sincère, sans doute, mais il repose sur une illusion. Le préambule nécessaire, incontournable même, à toute réflexion sur le sujet devrait être celui-ci : reconnaître la réalité. Et j’aime le faire, avec force.

Non, nous ne sommes plus dans les années 1990, lorsque le commercial de chez Xerox, le chargé de compte du Crédit Lyonnais ou l’inspecteur de la PJ portaient encore un costume. Si, si, au commissariat, ils portaient des costards. Ces trois hommes, aujourd’hui, sont en jean. Peut-être en chino. La légion des hommes en costumes s’est muée en une poignée d’irréductibles, accrochés à une certaine idée de l’ultra-urbanité : grands avocats, cadres de très grands groupes, messieurs âgés.

Une fois ce préambule posé sur l’état réel du costume, il est possible d’observer non pas un sursaut, ni même un retour, mais une permanence. Une ligne de fond, ténue mais stable.

Cette permanence se compose, à vrai dire, de trois types d’hommes. D’abord, ceux que je viens d’évoquer : 1- les représentants d’une certaine élite urbaine, pour qui le costume demeure un signe de position plus qu’un plaisir. 2- Ensuite, les mariés, qui assurent, pour bien des tailleurs, une part essentielle du chiffre d’affaires — j’oserais même dire, leur survie. 3- Enfin, les jeunes néophytes, souvent passionnés, curieux, parfois maladroits, mais animés par un véritable désir de style.

Il faut être clair sur ce deuxième point. Moi-même, comme tant d’autres — parfois à des niveaux bien supérieurs au mien, surtout en province —, nous nous appuyons sur l’abondance des mariés en quête d’un « costard » pour faire tourner nos ateliers. C’est une réalité simple, parfois un peu crue, mais indéniable. Derrière nous, les usines et les ateliers semi-industriels tiennent encore debout grâce à cette demande. Et j’aimerais insister sur ce fait : sans les mariés, l’écosystème industrialo-tailleur s’effondrerait. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle tout cet univers met autant en avant la notion de « cérémonie ». Sans elle, sans ce rite de passage, sans cette journée où l’on consent encore à se vêtir avec soin — malgré ses excès, ses dérives de mauvais goût, ses nœuds papillon en bois et ses thèmes de couleurs —, l’amateur de costume serait bien seul avec ses envies. Car il n’aurait plus beaucoup de choix.

Enfin, arrivons à la troisième catégorie : les jeunes néophytes. Eux n’ont pas connu leurs parents en costume. Nés autour de l’an 2000 — ou plus tard encore —, ils découvrent l’habit ici et là, souvent par curiosité, parfois par fascination. Comme moi il y a quinze ans? Ce qu’ils perçoivent d’abord, ce n’est pas le statut, mais la tenue : la classe de l’objet, sa dignité, ce qui fait propre. Et c’est là leur force. Ces jeunes discernent plus finement qu’on ne le croit, en tout cas bien plus que des quadras. Ils savent faire la différence entre le jean du quotidien, le pantalon un peu habillé et le véritable costume. Les frontières esthétiques, pour eux, sont étonnamment claires.

Ils ne portent pas le costume par devoir, ni par tradition, mais par goût, presque par jeu. En cela, ils sont peut-être les seuls à le considérer encore comme un vêtement de liberté.

Mais est-ce vraiment nouveau, tout cela ? Les magazines peuvent bien s’en émerveiller — et ils ont raison, jusqu’à un certain point —, mais non, ce n’est pas nouveau. À chaque génération, de manière continue, les jeunes redécouvrent le costume, le réinterprètent, se l’approprient à leur manière. Farid Chenoune l’avait déjà montré dans Des Modes et des Hommes. Les jeunes Beatles étaient-ils contraints de porter des costumes, certes revisités par Cardin ? Jacques Dutronc devait-il s’habiller en Renoma ? Non. Ils le désiraient. Et c’est bien cela qui importe.

À chaque époque, on ne constate pas le retour du costume, mais la permanence de l’envie. Une envie qui sommeille, qui ressurgit, qui change de forme, mais ne disparaît jamais tout à fait, c’est en effet ma thèse. Le costume pour ces jeunes, c’est une pièce parmi d’autre dans la garde-robe. C’est une pièce à avoir. Et comme les costumes dans le prêt-à-porter sont de moins en moins présents, la demande s’étiolant – bien que ce soit un peu comme l’œuf et la poule, quel phénomène intervient en premier ? – les tailleurs sont bien placés pour répondre en flux tendu à la petite, mais présente demande !

Le retour du costume, non. La permanence du costume, peut-être. C’est déjà pas mal.

Belle semaine, Julien Scavini

Le pantalon en denim, un looping sartorial

Nous connaissons tous le jean. Impossible d’y échapper : il traverse les époques, les générations et les styles. Ce pantalon né dans les ateliers du XIXᵉ siècle, conçu à l’origine pour les ouvriers, les chercheurs d’or et les cow-boys, s’est imposé au fil du temps comme un incontournable du vestiaire moderne. À la fin du XXᵉ siècle, il a définitivement quitté les mines et les champs pour devenir un symbole de simplicité quotidienne. Aujourd’hui, le jean est partout : du bureau aux podiums, des friperies aux boutiques de luxe.

Deux éléments essentiels définissent le jean auquel notre œil est habitué. D’abord, un tissu : le denim. Une bâche de coton robuste, tissée en sergé, reconnaissable à son envers clair et son extérieur bleu. Ce bleu, d’ailleurs, n’est pas unique : il se décline en une infinité de nuances, de délavages et de patines. Si d’autres couleurs existent aujourd’hui — noir, blanc, brut, gris ou même pastel —, le bleu indigo reste son ADN. Ensuite, viennent les détails de construction, hérités de son usage utilitaire. Les surpiqûres apparentes, les rivets métalliques qui renforcent les zones de tension, les poches plaquées à l’arrière et les poches arrondies à l’avant — loin des poches passepoilées et biais typiques des pantalons de tailleur. Tout, dans le jean, respire la solidité et la fonctionnalité : un tissu robuste et des montages pensés pour durer. C’est cette combinaison qui a fait du jean non seulement un vêtement résistant, mais aussi un symbole culturel, entre travail et style, entre héritage et modernité.

Cet univers culturel qu’est le jean n’a rien de familier pour les tailleurs. C’est même, à bien des égards, son opposé.

D’abord, le coton. Matière reine du jean, il est pourtant peu apprécié dans les ateliers tailleur. Là où la laine, le cachemire ou le mohair se plient volontiers aux exigences du repassage, du formage et des points main, le coton, lui, résiste. Trop rigide ou trop plat, il ne se modèle pas aisément. Sa trame dense et sèche rend la couture à la main laborieuse, parfois même douloureuse pour les doigts. Bref, ce n’est pas un textile que le tailleur affectionne : il ne “vit” pas sous l’aiguille comme le ferait un drap de laine.

Ensuite viennent les détails de construction. Les tailleurs travaillent selon des codes précis, hérités d’une longue tradition : poches passepoilées, coutures invisibles, propretés intérieures, finesses des montages, repassages appuyés. Tout est pensé pour la ligne, l’équilibre, la discrétion du geste. Le jean, lui, procède d’un tout autre langage : surpiqûres apparentes, rivets métalliques, coutures renforcées, poches plaquées. Des solutions fonctionnelles avant tout, issues du monde ouvrier, et étrangères à la logique du sur-mesure ou de la coupe tailleur.

En somme, là où le tailleur cherche la fluidité, la précision et l’élégance du geste, le jean revendique la résistance, la simplicité et la franchise du travail bien fait. Deux univers que tout semble opposer — et c’est précisément ce qui rend leur rencontre intéressante. Peut-être ?

Si l’on part du principe que les méthodes et montages du pantalon tailleur — doublure partielle, couture ouvertes, fermoirs à plusieurs points, pli repassé au fer — restent immuables, alors la véritable variable dont dispose le tailleur, c’est le tissu. Car dans l’univers du tailleur, tout ou presque est codifié : les proportions, les lignes, les équilibres de volumes, la logique de montage. Ces gestes se transmettent, se répètent, s’affinent, mais ne se bouleversent pas. La coupe d’un jean par ailleurs est assez différente, notamment à la fourche. La rigueur du savoir-faire garantit la pérennité du style. Le seul espace de liberté, celui qui permet au tailleur d’interpréter, d’expérimenter, voire de dialoguer avec d’autres cultures vestimentaires, c’est la matière.

Ainsi, c’est par le choix du tissu que le tailleur peut faire entrer dans son langage des références extérieures — ici, celle du jean. En troquant le drap de laine pour une toile de denim, il ne change pas sa manière de construire le vêtement : il en change l’esprit. Le geste reste le même, mais le message se transforme. Le coton, autrefois proscrit pour sa résistance à l’aiguille, devient alors un terrain d’exploration : une façon de confronter la noblesse du tailleur à la rudesse du vêtement ouvrier. Une rencontre entre deux mondes que tout semblait séparer — l’élégance du sur-mesure et la robustesse du quotidien.

Lorsque le denim entre dans l’atelier du tailleur, quelque chose d’inédit se produit. Le tissu, habituellement destiné aux chaînes industrielles et aux surpiqûres mécaniques, se voit soudain traité avec une délicatesse inhabituelle. Sous les mains du tailleur, il se dote d’une précision nouvelle, presque d’une noblesse inattendue. Le denim, pourtant rustique, se prête alors à un tout autre registre. Travaillé comme un drap de laine, il révèle des subtilités de texture, des nuances de ton, des reflets de trame que l’on ne perçoit pas dans un jean standard. Les volumes s’affinent, les lignes s’équilibrent, les coutures se font discrètes. Le pantalon de travail devient pièce de style, presque pièce de conversation.

Esthétiquement, cette hybridation raconte une tension fascinante : celle entre la rigueur et la spontanéité, le formel et l’informel. Le denim adoucit la solennité du tailleur, tandis que la coupe tailleur élève le jean au rang de vêtement construit, pensé, sophistiqué. Symboliquement, c’est une réconciliation : celle du travail et de l’élégance, du quotidien et de l’exceptionnel. Là où l’un évoque l’effort, l’autre incarne la maîtrise. Leur union crée une allure nouvelle.

Ce pantalon de ville en denim — que l’on peut, avec beaucoup de précaution, qualifier de “jean” tant il s’en éloigne —, les Italiens le maîtrisent depuis longtemps.

Il faut dire que l’Italie a toujours excellé dans cet art subtil du mélange des registres. Là où les Anglo-Saxons séparent strictement l’univers du tailoring de celui du sportswear, les tailleurs transalpins ont su, dès les années 1970, brouiller ces frontières avec élégance. Sous leurs ciseaux, le denim cesse d’être un tissu utilitaire : il devient matière de style. Des maisons comme Kiton, Brioni, ou plus tard Incotex et Rubinacci, ont exploré ce territoire singulier : un pantalon à pinces, doublé, coupé comme un pantalon de flanelle — mais taillé dans un denim souple, parfois lavé, parfois brut. Le résultat n’a rien à voir avec un jean : la ligne reste fluide, la construction raffinée, et le tombé du tissu, plus dense que celui d’une laine, confère au vêtement une allure décontractée sans perdre en tenue. C’est une approche typiquement italienne que l’on retrouve chez Pini Parma : celle de l’élégance décontractée, de la “sprezzatura”, cette aisance à mêler le formel et l’informel sans jamais tomber dans la négligence. Là où le jean américain revendique sa robustesse, le pantalon en denim italien revendique sa nonchalance maîtrisée. Comme d’ailleurs la chemise en denim.

Cette idée, je l’aime depuis longtemps. Elle me séduit par tout ce qu’elle raconte : le dialogue entre deux traditions, la noblesse du geste tailleur appliquée à une matière populaire, la rencontre entre rigueur et décontraction. Pourtant, force est de constater qu’elle ne fait pas rêver tout le monde. En tout cas, pas ici. Les Français, semble-t-il, ne partagent pas cette fascination. Ou du moins, mes clients n’y ont jamais vraiment adhéré. J’ai tenté l’expérience à plusieurs reprises en prêt-à-porter. À chaque fois, ou presque, ce fut un échec. Le public restait circonspect, hésitant, incapable de situer la pièce. Trop habillé pour être un jean, trop décontracté pour être un pantalon de ville. C’est peut-être là tout le problème : en France, le vêtement reste encore catégorisé, assigné à un usage. On distingue avec soin le formel du décontracté, le bureau du week-end, la veste du blouson. Le denim, lui, brouille ces frontières — et cela déroute. Là où les Italiens voient un jeu, les Français perçoivent une ambiguïté. Sauf pour la chemise en denim, très adoptée.

Pourtant, nous n’en étions pas si loin.
Combien ai-je vu de messieurs entre deux âges, dont le blue-jean — car ils l’appellent toujours ainsi — était soigneusement repassé, pli marqué, parfois même légèrement amidonné, préparé avec attention par leur épouse. Ce n’était plus vraiment un vêtement de travail, ni un symbole de rébellion : c’était devenu leur pantalon du dimanche, celui qu’on porte pour “être à l’aise mais présentable”. Une esthétique très années 1990, à mi-chemin entre la décontraction et la correction. Le jean, dans cette version domestiquée, cherchait déjà à se rapprocher du pantalon de ville : un coton bleu, net, propre, assorti à une chemise bien rentrée et à un pull col V. En somme, une tentative spontanée, presque instinctive, d’apprivoiser le denim sans renoncer aux codes du “bien mis”. Peut-être que cette génération, sans le savoir, a posé les premiers jalons de cette idée : le denim civilisé, poli, intégré dans une logique de tenue plutôt que de vêtement de travail. Mais à l’époque, il ne s’agissait pas de style — plutôt d’habitude, de respectabilité, de “faire propre”. Là où je rêvais d’un pont entre le tailleur et le denim, eux pratiquaient, sans en avoir conscience, une version naïve et touchante de cette rencontre.

Au fond, je crois que c’est de là que vient mon attachement à cette idée. J’aime mon pantalon à pli, taillé dans la même coupe que mes pantalons de flanelle, mais confectionné dans un denim japonais dense et souple, au bleu profond. Simple, efficace, polyvalent. Il résume à lui seul ce que j’aime dans le vêtement : la justesse, la continuité du geste, la discrétion du style. Ni vraiment jean, ni vraiment pantalon habillé, il se glisse partout sans jamais jurer. Il a ce quelque chose de discrètement habillé, ou peut-être discrètement décontracté — c’est selon le regard. Il accompagne sans imposer, structure sans contraindre. Bref, il incarne cet équilibre que je cherche depuis longtemps : un vêtement sincère, à la fois ancré dans le quotidien et fidèle à une idée d’élégance.

Bonne réflexion, belle semaine, Julien Scavini

Le style français, l’idée de 2025

Vous le savez, la question de la recherche du style français me passionne depuis les débuts de ce blog. Je vous en ai parlé maintes fois, parfois en prenant Arnys pour exemple, parfois en tentant d’en dépasser l’esthétique. En 2025, alors que le vestiaire masculin oscille entre performance technique et nostalgie patrimoniale, je m’amuse toujours à y réfléchir. Tout en étant peut-être à peu près sûr qu’au fond, il n’existe plus vraiment de style national, tout étant fondu dans une grande internationale stylistique. Cette question d’un style français hypothétique m’était sortie de l’esprit. Je le trouvais… introuvable.

D’autant plus que la pratique – difficile – du prêt-à-porter m’a éloigné de cette réflexion théorique. Développer des modèles, les produire, les distribuer, les solder est incroyablement chronophage et énergivore. Toutefois, cette pratique pousse aussi à observer les confrères et concurrents : coupes en vogue, matières privilégiées, palettes de couleurs, etc. À force de regarder, un jour, plus qu’un autre, j’ai mieux ouvert les yeux. Je m’amusais intérieurement de cette forme de découverte. Le style français, mais c’est bien sûr ! Eurêka. Alors qu’il était devant moi depuis une décennie. Une décennie à ne voir que ça, à longueur de journée, dans ma boutique, sur les trottoirs, dans le métro.

Je précise toutefois que j’ai eu du mal à bien ouvrir les yeux, car dans le costume, on finit par ne voir que le costume, comme alpha et oméga du style masculin. Ce style français, si commun, si présent, comment le caractériser alors ? Je vous déroule mes critères :

  • La coupe est proche du corps. Autrement dit : slim ou semi-slim.
  • Les proportions des détails sont invariablement chiches, voire pingres. Autrement dit : minimalistes. Minables dirait un ami.
  • Les matières sont majoritairement naturelles. Le coton est surreprésenté. La laine est vaguement présente, mais elle coûte cher, alors une laine qui gratte d’origine portugaise suffit.
  • La palette de couleurs est trendy sans jamais être saturée.
  • L’esthétique se veut BCBG tout en revendiquant presque celle de l’artisan couvreur.

Une fois ces critères distillés, vous avez peut-être du mal à visualiser le résultat. Je vais vous aider. Imaginez un jeune homme entre 30 et 40 ans, plutôt urbain. Il travaille comme juriste à la Macif. Ou chef de produit dans une start-up d’applis. Ou ingénieur chez SNCF Réseau. Ou technico-commercial chez Keolis. Ou banquier dans une agence de la BNP. Ou caviste chez Nicolas. Bref, il a fait quelques études et occupe un poste situé à une certaine altitude de l’ascenseur social. Que porte-t-il ce mardi matin ? Je citerai toujours trois marques pour rester neutre et vous ouvrir le champ de l’imaginaire :

  1. Une chemise en petit oxford rayé, un coton pas très épais. Le col est ridiculement petit, minuscule, pour faire plus moderne, comme les poignets. Une poche de poitrine existe, mais si petite aussi qu’elle en devient risible. Cette chemise n’a pas été repassée — très important. D’où vient-elle ? Peut-être Monoprix, peut-être Faguo, peut-être Figaret.
  2. Un chino, là encore en coton pas très épais, couleur beige. Sans pli marqué au fer. La ligne est très svelte sur la jambe, soulignant le postérieur rebondi que madame ou monsieur aime voir, et surtout sans excédent de tissu derrière la cuisse ! Ouverture en bas : entre 17 et 18 cm. Peut-être qu’un bouton coloré égaye la poche arrière, détail très important pour le styliste à l’origine du modèle. D’où vient-il ? Peut-être du Pantalon, peut-être de El Ganso, peut-être de Balibaris.
  3. Pour les souliers, trois possibilités. Soit une paire d’Adidas Stan Smith ou une copie quelconque, elles sont si nombreuses. Détail important : elles sont sales et bien fatiguées. Soit une petite basket basse avec un bouton en bois sur le côté, de chez Faguo. Soit une chaussure en cuir (type derby surtout), du genre de chez Bobbies.
  4. Comme il ne fait pas très chaud, il porte un pull-over en laine bouillie à col rond, d’une couleur indéfinie. Peut-être de chez Hast, peut-être de chez Monoprix, peut-être de chez Devred.
  5. Et comme il lui faut une veste pour ranger son téléphone et paraître plus sérieux devant ses clients et prospects, il a choisi une veste de travail, aussi appelée workjacket, en laine qui gratte bien. Peut-être de chez La Redoute, peut-être de chez Hast, peut-être de chez Octobre.

Je pense qu’avec cette description, vous situerez très aisément et très spontanément ce qu’est ce style français, si commun, si présent. Et vous allez sourire, j’en suis sûr. C’est un peu le but de mon article.

Qu’en ressort-il ? Une certaine idée du style preppy américain, mais savamment retravaillé à la sauce nantaise. Aussi appelée sauce lyonnaise, aussi appelée sauce parisienne.

Vous allez trouver que j’insiste trop sur le côté froissé ou sale. Mais ces aspects sont consubstantiels à ce style que je cherche à décrire. Tout comme le côté très chiche des lignes générales et particulières. Ils sont incontournables pour que le tableau soit juste. En aucun cas je ne pourrais dresser ce tableau amusé en ajoutant un chino lourd au pli repassé de chez Cavour, une chemise impeccable au grand col Anglo-Italian, ou encore une maille de belle qualité Rubato. Pas plus que je ne pourrais glisser à l’intérieur un petit logo Polo Ralph Lauren, sauf s’il s’agit d’un polo, et encore. Trop statutaire.

Ce style que j’expose, fruit du mélange des marques précitées, est incroyablement national. C’est ici qu’il s’admire. En particulier cette workjacket que les Anglo-Saxons nomment chore-jacket et qui, malgré les présentations de Permanent Style, ne trouve aucun écho ailleurs. C’est un style qui se veut chic, qui se veut habillé. Mais à l’œil averti, il ne fait pas vraiment chic, et fait souvent un peu piteux, la faute à un tissu peu flatteur et à des dimensions trop chiches. Toutefois, qu’on ne s’y méprenne pas un instant : je ne cherche pas à faire le méchant ou le rageur.

C’est juste qu’à un moment donné, j’ai trouvé incroyable que toutes ces marques proposent exactement la même esthétique, avec les mêmes matières. Je me suis dit : cela fait sens. Elles sont interchangeables. Elles proposent toutes la même chose. Avec une gamme de prix allant de « pas trop cher » à vaguement « premium ».

Il existe deux raisons à ce style français :

  1. La recherche légitime d’une esthétique du quotidien facile, sans fer à repasser, qui ne tombe pas dans le sportswear, qui cherche à s’éloigner du jean, du jogging, du trop négligé. Pour, comme je le disais au début, pouvoir convenir à la fois à la sortie de la messe, au jour de marché, au rendez-vous client.
  2. La recherche légitime d’une esthétique qui ne coûte pas cher. Et là, je ne jette vraiment pas la pierre. Car j’aime la politique, et j’ai pleinement conscience d’une chose qui m’attriste : les Français n’ont pas un rond dans leur fond de poche. Surtout ce trentenaire citadin qui plafonne vite dans l’échelle des salaires et doit s’occuper vaillamment de ses jeunes enfants. (Il y a un peu de caricature dans mon propos, je le sais. Mais tout de même.) Cela explique le côté avachi et fatigué des pièces décrites, tout comme la médiocrité des tissus évoqués.

Lorsque vous recoupez mes différents critères et arguments, vous verrez que tout cela fait sens. Sinon, vous pouvez me contredire : la démocratie, c’est le droit d’avoir tort.

J’ajouterai volontiers, pour être complet, des sous-thèmes plus philosophiques à mes points 1 et 2 ci-dessus.

  1. À la recherche légitime d’un vestiaire facile se double l’absolue nécessité de ne pas paraître trop riche. Surtout pas. Cette penderie décrite n’est signifiante que d’elle-même. Certes, elle se reconnaît et se décrypte, ce que je fais. Mais en aucun cas, elle n’est un signe extérieur de richesse. C’est presque Ralph Lauren, et surtout pas en même temps. Cette allure se veut la plus simple possible, presque ouvrière. Tout l’inverse de celui qui s’habille chez (le vraiment incroyable en prix bas) Suit Supply, et qui veut montrer son envie d’ascension sociale, qui veut faire croire qu’il fait partie des happy few qui s’habillent chez Cucinelli ou Loro Piana. Cette allure française se veut… comment dire… insignifiante ? C’est édifiant, mais ça ne m’étonne guère. On a du mal à se donner de la grandeur maintenant. Puis-je, en partant du vêtement, aller jusqu’à de tels développements ? Je me le demande.
  2. Développement du point 2, et corollaire du précédent également : cette recherche esthétique « qui ne coûte pas cher » se double d’un goût très français pour la moindre dépense vestimentaire. Je vois des clients argentés qui ostensiblement font le choix du « pas trop cher ». Comme mon aimable client de l’autre jour, qui au lieu de s’offrir un tricot en cachemire Johnston of Elgin ou Moorer, voire Bompard, a choisi un tricot en cachemire Falconeri. C’est si parlant.

Ce goût français, résultant 1) d’une volonté de simplicité, 2) d’un porte-monnaie contraint, 3) d’une orientation culturelle pour le moins-disant, se lit dans le tissu commercial. Êtes-vous capable de trouver dans votre ville — Bayonne, Rennes, Limoges ou Cherbourg — une belle boutique très achalandée en produits de qualité, anglais ou italiens, qui valent cher ? Pourquoi Drake’s n’a-t-il jamais ouvert de boutique à Paris ? Pourquoi même, d’ailleurs, Drake’s n’a-t-il aucun revendeur multimarques ici ? Et, à l’inverse, pourquoi Paris est-elle un eldorado pour Suit Supply, qui y multiplie les implantations ? Dans les villes que je viens de citer, trouvez un polo Gran Sasso ou un pull Smedley.

Des questions qui, comme vous le voyez, dépassent le style et touchent en réalité à l’économie, presque à la politique. Je me suis beaucoup amusé à essayer de vous expliquer ce style français que je semble voir. Et vous? Les arguments que j’avance font-ils sens aussi à vos yeux?

Belle et bonne semaine, Julien Scavini

L’uniforme asymétrique de la United States Space Force

Alors que j’écrivais un article sur l’uniforme des pilotes de ligne (à paraitre dans Airways Magazine), je tombais sur une tenue particulièrement intéressante, ou amusante, c’est selon. Il s’agit de l’uniforme de la jeune United States Space Force, créée en 2019. Elle ne pouvait se contenter d’un simple uniforme hérité de l’Air Force, elle devait marquer sa singularité. Quoi de mieux, pour se distinguer, qu’un vêtement de parade à boutonnage asymétrique d’un large pan croisé obliquement sur la poitrine ? Quelle définition. Voyez plutôt :

Très intéressante n’est-ce pas? Cette oblique surprend l’œil moderne, habitué à la verticalité sobre des chemises et vestes. D’autant plus que une telle oblique n’est pas facile à patronner. Sur un homme, c’est déjà coton, sur une femme avec le développement de la poitrine, ça devient une gageure. Pourtant, elle s’inscrit dans une longue tradition, celle du dolman. Dès le XVIIIᵉ siècle, la cavalerie hongroise arbore le porte : une veste ajustée, couverte de brandebourgs et de tresses. Les hussards en France popularisent cette allure flamboyante : le torse barré, la silhouette nerveuse, la martialité transformée en spectacle. Voyez les deux exemples dans l’ordre, le premier s’arrêtant à la taille, le second avec de petites basques emboitant les hanches :

De Vienne à Paris, de Varsovie à Saint-Pétersbourg, toutes les armées continentales copient ce modèle. Les uhlans prussiens, les lanciers français ou autrichiens, puis les chasseurs de toutes sortes adoptent des coupes similaires. Ce torse rehaussé d’un large V est signe de dynamisme, de singularité et, disons-le, de panache. Toutefois là, rien d’asymétrique. Bien au contraire. L’ouverture est au centre, les pans se chevauchent d’ailleurs très peu (on dit qu’il n’y a pas de croisure) et les brandebourgs cherchent la symétrie parfaite.

C’est que l’asymétrie dans le vêtement est très très rare. Deux exemples me viennent en tête. Le premier est hors sujet ici, il s’agit des robes asiatiques pour hommes, types tuniques d’Empereurs et de mandarins, voyez plutôt ce sublime exemple chinois, autour de 1800 :

Le second exemple est plus intéressant, plus proche, et plus utile à ma démonstration. Il s’agit du dolman porté par les grooms et chasseurs d’hôtel dans les années 20 et 30. Comme on peut le voir sur cette excellente reproduction dans le film de Wes Anderson, Grand Budapest Hotel :

Là, on trouve une asymétrie de boutonnage, avec un pan chevauchant largement l’autre pour se boutonner, à la manière d’une veste croisée, assez loin sur le pan droit. C’est beau. On en connait un autre, c’est Spirou, dont la première version en 1938 figurait un dolman à grand V boutonné.

Ce grand V boutonné symétrique mais à fermeture asymétrique a inspiré Hollywood. Les costumiers des séries de science-fiction des années 60 cherchent à imaginer l’uniforme de l’homme du futur. Or, quel vocabulaire emprunter, sinon celui déjà chargé de symboles ? Dans Star Trek, la série originale, ce système de croisure décalée tape dans l’œil des costumiers. Mais pour alléger la veste, la rendre plus minimaliste et éviter de leur donner une allure de groom et de hussard hongrois, exit les boutons. Une agrafe, sorte de fibule new-age est simplement rajoutée à cheval sur l’épaule. Ça ne manque pas d’allure. Mais c’est plutôt années 1970 que 2070 au final non?

Un truc stylistique qui sera repris dans Star Wars ainsi que dans Battlestar Galactica pour donner un air de discipline martiale ou pour signaler l’ordre hiérarchique et la solennité militaire.

On voit alors la boucle se refermer : le dolman hongrois inspire l’Europe, qui inspire Hollywood, qui inspire aujourd’hui la Space Force américaine. L’histoire du vêtement militaire est rarement linéaire : elle procède par citations, réinterprétations, réemplois. Dans l’espace, on recycle le XIXᵉ siècle pour inventer le XXIIᵉ. L’armée de l’espace ne pouvait s’habiller comme de simples terriens. Il lui fallait une singularité iconique, presque théâtrale, propre à graver dans l’imaginaire collectif son existence toute neuve. C’est toutefois signalons le un prototype. Une sorte de compromis entre le dolman du hussard et le costume d’officier klingon.

Dans cinquante ans, peut-être jugera-t-on cet uniforme comme une réussite symbolique, capable d’incarner l’entrée de l’humanité dans l’ère extra-atmosphérique. Ou peut-être le rangera-t-on aux côtés des bizarreries vestimentaires que l’histoire militaire a produites en abondance : casques à crête trop lourds, pantalons garance, vareuses à boutons inutiles. Quoi qu’il en soit, l’affaire est claire : même au XXIᵉ siècle, l’uniforme militaire ne se contente pas de vêtir. Il convoque l’histoire, recycle l’imaginaire, raconte une épopée. La Space Force a choisi le biais. À nous de décider si ce biais est brillant… ou simplement bancal. J’attends de voir en France toutefois quelques études intéressantes, pour au moins avoir de quoi bavarder. Pas sûr qu’avec notre déficit abyssal et anxiogène nous soyons en capacité de le faire toutefois.

Belle et bonne semaine, Julien Scavini

Sommes-nous tous en uniforme ?

Dans le métro parisien, un matin de semaine, les silhouettes défilent. Sneakers blanches, sac de sport, jean délavé, hoodie ample et écouteurs vissés aux oreilles. De temps en temps, un costume. Au premier regard, on pourrait y voir la diversité joyeuse d’une société où chacun exprime son style, sa personnalité. Pourtant, cette apparente liberté n’est-elle pas d’une certaine manière, un uniforme. Idée qui m’a troublé l’autre jour. N’étais-je pas devant une illusion d’individualité ?

Je rependais à ce qu’écrivait Georg Simmel (1858-1918) sur la mode comme un jeu de double contrainte : l’individu cherche à s’intégrer (imiter les autres) tout en voulant se différencier (s’affirmer). S’aligner et se différencier à la fois. Ainsi, la mode est une mécanique paradoxale : elle nous promet la singularité, mais par le biais d’une série de codes collectifs. Roland Barthes, quelques décennies plus tard, le soulignera à son tour : ce n’est pas tant le vêtement qui compte que le discours qui l’entoure. “Choisir” une pièce vestimentaire, c’est en réalité choisir dans un stock limité de significations déjà balisées par le groupe. La chemise à carreaux, la basket rare ou le jean vintage deviennent ainsi des “signes” de liberté, mais cette liberté est codée. La publicité, la presse, aujourd’hui les influenceurs, nous indiquent ce qui sera considéré comme original.

Dès lors, nos goûts vestimentaires ne sont pas neutres, ils traduisent notre habitus social. Le vêtement, bien avant de dire qui nous sommes, dit à quelle classe nous appartenons, ou voulons appartenir. Le vêtement est en partie, l’uniforme invisible des classes. En partie, car un millionnaire du bitcoin peut se vêtir comme un va-nu-pieds. Et qu’à l’inverse, le costume-cravate peut camoufler les classes : employé de bureaux ou directeur général * ? Le costume est l’uniforme par excellence de l’homme moderne **. Sobre, fonctionnel, sérieux, il gomme l’excentricité pour incarner la respectabilité. En ce sens, le costume-cravate est un signe de discipline, de rationalité, de pouvoir. Comme tout uniforme, il dissimule l’individu derrière un rôle.

Aujourd’hui, tous les milieux s’en libèrent. Dans les startups de la tech, par exemple, le hoodie ou le t-shirt remplacent le costume : autre uniforme, tout aussi codé, mais qui se veut décontracté, créatif. On ne s’affranchit donc pas de l’uniforme : on change seulement de grammaire. Là où l’ancien costume signalait l’autorité, le jean et la sneaker de marque signalent désormais le dynamisme et l’appartenance à une élite nouvelle.

D’une certaine manière, ce jean sneaker hoodie est un uniforme aussi. Dans le métro, je pensais alors aux paysans du XVIIème siècle, allez savoir pourquoi. Ils n’avaient pas vraiment le choix de leurs vêtements. Ils se vêtaient d’habits utilitaires et basiques. Dont la répétition pouvait probablement donner l’impression d’uniforme. Thorstein Veblen (1857-1929) établit que l’habit est l’un des terrains privilégiés de la consommation ostentatoire. Porter une cravate Hermès ou une sneaker Balenciaga n’a rien de fonctionnel : c’est un signe de statut. Michel Foucault, de son côté, voyait dans ces pratiques une “technique de soi” : nous travaillons notre apparence comme nous sculptons notre identité, persuadés de nous inventer alors que nous rejouons des normes déjà instituées.

Et si ce soin vestimentaire nous paraît si important, c’est aussi parce que nous en avons le temps et les moyens. Dans les sociétés pauvres ou en guerre, le vêtement obéit d’abord à la nécessité. Dans les sociétés riches, il devient un support de narration de soi. Le futile est un privilège.

Simmel, encore lui, avait déjà vu juste : la mode n’abolit pas l’uniforme, elle le renouvelle sans cesse. Le costume-cravate, aujourd’hui concurrencé par d’autres styles, reste un bon rappel : ce que nous appelons “liberté vestimentaire” est toujours inscrit dans des codes collectifs. L’uniforme n’a pas disparu : il s’est dissous dans la mode, les tendances et les tribus sociales.

Alors, sommes-nous libres de nous habiller ? Oui, mais seulement à l’intérieur d’un cadre qui fait sens. Et c’est sans doute cela, le vrai paradoxe : nous avons besoin d’un uniforme pour pouvoir paraître individuels. Sans codes partagés, la différence ne serait même pas lisible.

À la fin, la question demeure : votre style vestimentaire, qu’il soit costume-cravate, jean vintage ou hoodie design, n’est-il pas déjà un uniforme ?

* notons tout de même que l’œil averti est capable de distinguer le costume basique du costume de prix. Ce qui dès lors peut orienter la lecture sociale.

** bien que l’idée que le costume soit un uniforme soit sans cesse rejeté par les sartorialistes, et moi-même en partie, qui tentons de lui donner du cachet et de la personnalité, par le tissu, la coupe, les accessoires. Je m’amuse toutefois à constater que des marques comme Suit Supply ou à l’inverse du spectre, Hartwood (vu dans Dandy Mag), par la répétition systématique du costume marine avec une belle cravate marine cherche à enfoncer le clou de l’uniforme, du magnifique uniforme.

Sur ces petites réflexions, je vous laisse songer. Et songez aussi… à une chose. Il y a 16 ans, j’ouvrais ce blog… Cette petite information envoyée par WordPress m’a fait ouvrir grand les yeux. Belle semaine. Julien Scavini

Style anglais, du tapage à assagir ?

Lorsque je pense style anglais, je ne pense pas immédiatement au costume. Je pense d’abord au style campagne chic, dont l’élément central est la veste en tweed à carreaux. C’est l’une des signatures les plus reconnaissables de l’élégance britannique : un mélange assumé d’excentricité et de tradition.

En France ou en Italie, le tweed évoque la discrétion : bruns, gris, verts sourds. On aime ce côté “naturellement raffiné”, texturé mais contenu, presque en sourdine. En Angleterre, c’est tout autre chose. Le tweed est historiquement un vêtement de campagne, pensé pour être robuste, fonctionnel, et… visible. Ces carreaux vifs – rouge, orange, bleu roi, fuchsia parfois – n’étaient pas un simple caprice esthétique. Ils identifiaient un clan, une région, une famille, et plus tard, servaient à se distinguer lors des parties de chasse.

Les tons sont inattendus : sauge, moutarde, framboise, turquoise. Ils se croisent dans la trame et s’opposent farouchement à la campagne anglaise elle-même : brume, landes, collines, chiens de chasse… Cette touche de couleur presque théâtrale tranche avec la grisaille et donne naissance à cette impression de “campagne chic”.

Ce qui est fascinant, c’est que les Anglais ne voient pas cela comme extravagant. Pour eux, c’est le prolongement naturel de leur rapport à la nature et à la tradition. Vu de l’extérieur, c’est presque un manifeste stylistique : porter le tweed chamarré, c’est afficher une décontraction élégante, une indifférence aux codes sobres du continent.

C’est aussi pourquoi, dans les liasses des drapiers comme Holland & Sherry, Moon, Lovat ou Porter & Harding, on retrouve toujours ces carreaux bigarrés. Ils incarnent un style qui ne cherche pas à séduire par la discrétion, mais à affirmer une personnalité, une appartenance, un goût de la couleur.

On pourrait dire que le tweed français ou italien est “civilisé”, presque urbain, tandis que le tweed anglais chamarré demeure profondément rural – aristocratique même – avec une pointe d’excentricité joyeuse.

Et cette veste n’est jamais seule. Dans le vestiaire anglais, elle s’accompagne de compagnons tout aussi caractéristiques. La chemise tattersall, avec ses carreaux discrets qui rappellent l’univers équestre et agricole, prolonge naturellement le motif du tweed. La cravate amusante, souvent décorée de petits motifs animaliers ou d’un motif club, ajoute une note de fantaisie assumée. Quant aux pantalons, ils se déclinent volontiers en velours côtelé épais ou en flanelle grise, matières robustes mais élégantes, parfaitement adaptées à la vie de campagne comme à une promenade en ville.

C’est cet assemblage, plus encore que chaque pièce isolée, qui crée le fameux “style campagne chic” : une silhouette rustique, colorée, mais traversée d’une élégance aristocratique qui reste proprement anglaise et que la marque Hackett incarnait merveilleusement il y a vingt ans.

Reste que, pour séduisant qu’il soit sur le papier – ou sur les landes du Yorkshire – cet assemblage peut vite tourner au costume folklorique. En Angleterre, il évoque la tradition, la chasse, la campagne aristocratique. Mais vu de l’extérieur, il frôle parfois la caricature. On pense immanquablement à Nigel Farage, à ses vestes de tweed un peu étriquées, ses pantalons de velours trop larges et ses cravates criardes, incarnation d’un certain provincialisme politique. Ou encore à ces gentlemen excentriques vus à à Ascot, qui assument fièrement une palette de couleurs improbable, avec le sourire d’un pays qui chérit son humour vestimentaire.

C’est charmant à observer, mais autrement plus ardu à porter pour un Français. Notre culture vestimentaire, façonnée par la recherche de l’équilibre et de la mesure, se heurte vite à ce trop-plein de motifs, de textures et de couleurs. Ce qui passe pour de la décontraction aristocratique à Londres peut aisément sembler “lourdingue” à Paris.

Heureusement, il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’au bout de cette excentricité pour apprécier et porter ces vestes chamarrées. Car si l’on s’en tient à la tradition la plus stricte, on se retrouve vite enfermé dans une panoplie presque dandyesque : pantalon de velours rouge cramoisi ou jaune poussin, cravate à motifs saugrenus, chemise à carreaux voyants… L’ensemble devient vite tapageur, apprêté, et finit par sembler plus précieux que naturel. Et puis surtout, on devient dans la rue un sujet de rigolade. Difficile !

Or, la force de ces vestes réside précisément dans leur vitalité et leur caractère. Inutile de les noyer sous une avalanche de pièces tout aussi chargées : il est tout à fait possible de les mettre en valeur avec plus de simplicité. En allégeant l’ensemble, on conserve le charme du tweed chamarré, mais sans tomber dans la caricature.

C’est précisément ce que certains observateurs du style britannique, comme Simon Crompton (de Permanent Style), ont compris. Conscient du risque de tomber dans la panoplie “campagne de chasse”, il choisit souvent de neutraliser la veste en l’associant à un vêtement simple, presque banal : un jean brut. Ce contraste volontaire permet de casser l’aspect trop apprêté de la tenue, et de replacer le tweed chamarré dans un cadre plus quotidien, plus urbain aussi.

Ce type d’approche ouvre la voie à une manière contemporaine d’apprivoiser ces vestes. On conserve ainsi leur éclat et leur personnalité, tout en évitant le côté tapageur. Dans le même esprit, un pantalon de velours côtelé épais dans une teinte neutre – blanc cassé ou ivoire – permet également d’alléger l’ensemble. On reste dans un registre rustique, cohérent avec le tweed, mais sans tomber dans l’exubérance colorée. L’effet est lumineux, élégant, et donne à la veste chamarrée l’espace nécessaire pour s’exprimer sans être concurrencée. Autre possibilité, sélectionner un pantalon rappelant les tons de la veste, mais dans une palette non saturée, de couleurs douces, voir image ci-dessous. Ces choix – jean brut, velours neutre, flanelle sobre – montrent qu’il est possible de porter des vestes aux carreaux voyants sans verser dans la panoplie caricaturale. Tout l’art consiste à équilibrer l’excentricité anglaise avec une certaine retenue italienne : un dialogue entre fantaisie et mesure, qui rend le tweed chamarré non seulement regardable, mais véritablement portable.

Trouver le bon équilibre relève presque du chemin de crête. Trop de fidélité à la tradition, et la tenue bascule dans le déguisement : on se retrouve affublé d’un pantalon criard ou d’une cravate excentrique qui donnent à l’ensemble un air théâtral. Trop de sobriété, et la veste perd sa raison d’être, comme si l’on cherchait à la rendre inoffensive. L’enjeu est donc de trouver cette ligne fine où le tweed chamarré garde sa vitalité, son excentricité joyeuse, mais tempérée par des choix de pantalons, de chemises ou d’accessoires qui le rendent portable au quotidien. C’est là que réside tout l’art : préserver l’esprit anglais, sans tomber dans le piège du pastiche ni renoncer à la mesure italienne contemporaine.

Ralph Lauren n’est pas le seul à avoir compris cette nécessité d’adapter l’esprit anglais. Toute une génération de créateurs et de maisons s’est amusée à revisiter le tweed chamarré. Drake’s, par exemple, reste fidèle à un certain humour britannique mais dans des déclinaisons plus souples, portées avec des chemises en oxford ou des chinos sobres qui atténuent la flamboyance des carreaux. Hackett a essayé de proposer des vestes inspirées de la campagne mais pensées pour la ville, avec des motifs légèrement réduits et des harmonies plus subtiles, mais s’est peut-être perdue en route.

En Italie, des maisons comme Boglioli ou Caruso se sont emparées de ces codes pour les réinterpréter à leur manière : vestes déstructurées, couleurs plus feutrées, coupes légères. On est loin du rustique anglais originel, mais l’âme du tweed est encore là, transposée dans un langage méditerranéen plus raffiné. Cette évolution montre bien que le tweed chamarré, s’il reste enraciné dans une tradition rurale anglaise, peut aussi devenir un terrain de jeu stylistique universel. Il suffit d’ajuster la palette, la coupe, ou l’association pour transformer ce vêtement d’aristocrate campagnard en pièce désirable et portable.

En définitive, la veste en tweed chamarré reste l’un des emblèmes les plus attachants du style anglais : un mélange d’excentricité et de tradition, de fantaisie et d’aristocratie rurale. Vue de France, elle peut sembler lourde ou tapageuse, mais en l’associant avec simplicité – ou en choisissant des réinterprétations plus sobres à la manière de Ralph Lauren – elle devient une pièce pleine de caractère, facile à intégrer dans un vestiaire contemporain. Un rappel que l’élégance, parfois, se niche dans ce subtil équilibre entre audace et mesure.

Belle semaine, et belle rentrée. Julien Scavini