Attention ! Chef d’œuvre manqué

C’était en octobre je crois bien. Dans le dernier numéro de Monsieur Magazine était annoncée la sortie d’un nouvel opus des aventures de Blake & Mortimer. Oh me dis-je! Intéressant! J’avais décroché depuis un moment, à vrai dire depuis L’Étrange Rendez-vous du grand duo Ted Benoit et Jean Van Hamme. Trop de numéros, tous les ans, c’est beaucoup. Lorsque le corpus nouveau commence à dépasser le corpus originel, on peut s’interroger. Et puis toutes ces histoires de soviets, c’est lassant. Chez E. P. Jacobs, il n’y a pas de soviets. Là toutefois, à la couverture reproduite en miniature, mon esprit s’éveilla. Comme un vieil ordinateur solitaire sur une île déserte, mais qui en réponse à un faible signal distant devient tout à coup effervescent. Ce trait, entre mille, je le reconnaitrais. Moi qui dévorais jeune chez mes parents Blitz ou A la recherche de Sir Malcolm. Moi qui achète monographies et petits livrets du bel illustrateur dandy.

Mais oui, cela était bien vrai. Les personnages de Blake & Mortimer, les voilà confiés aux bons soins du grand Floc’h ! Oh me dis-je encore. Oh… A la librairie Tome 7 juste à côté de ma boutique, je le vis bientôt apparaitre en tête de gondole. Mais chut, interdiction d’y toucher. Non, juste caresser la couverture, sous-peser l’ouvrage. Je le commandais au Père Noël pour le trouver sous le sapin. Voilà qui promettait un matin du 25 décembre mémorable !

Rendez-vous compte ! En 1993, lorsque Dargaud rachète les éditions Blake & Mortimer, est mis en chantier un nouvel opus. Non pas basé sur un crayonné de E. P. Jacobs comme le tome 2 des Trois Formules du Professeur Satô. Mais une histoire nouvelle, originale, basée sur des trames faibles laissées par l’auteur. Jean Van Hamme est très vite pressenti pour ses scénarios au ton classique. Côté dessin, il faut trouver la juste ligne claire. La Nouvelle ligne claire. Ted Benoit et Floc’h en sont – avec d’autres – les maîtres, apparus dans les années 80. Les deux se rencontrent, se parlent, s’amusent avec Francis et Philip. Floc’h est partant. Et puis non, finalement, non. Ted Benoit poursuit la route seul, ce sera dur pour lui. Quatre années de dessin sur le fameux L’Affaire Francis Blake. Quatre ans encore pour L’Étrange Rendez-vous. Il abandonnera ensuite. Point trop lui en fallait, je suis d’accord.

Mais diantre, cela aurait pu être délicieux, le trait mou et indolent, mi-gras de Floc’h, irait si bien à nos deux chics anglais. Quoi de mieux qu’un dandy chic pour cela? A la faveur d’un album hors-série, ils sont finalement « prêtés » à Floc’h en 2022. Alors qu’attendons nous! Plongeons ce matin du 25 décembre 2023 dans Un autre regard sur Blake et Mortimer par Floc’h.

Je feuillète les pages. J’aime le papier. J’aime les grosses cases. J’aime le trait gras de ce « cloisonné » si caractéristique. Mais je tique. La mise en couleur est curieuse. Bizarre. Froide. Je me dis qu’il ne faut pas s’arrêter là, et lire.

Retour au début. Curieux ces ciels rose saumon quand même. C’est joli oui, mais cette mise en couleur, diable… Non. Je me dis qu’il ne faut pas s’arrêter là, et lire mieux. Alors j’avance. Assez vite. Mais assez vite, je m’ennuie… Je laisse de côté l’album et me régale d’un apéritif en famille. Puis j’y reviens et j’avance. Le soir même, l’ouvrage est terminé. Tout ça, pour ça…? Diantre, je suis passé à côté non?

Je me dis que c’est de ma faute. Impossible de ne pas aimer Blake & Mortimer. Impossible de ne pas aimer Floc’h. Je survole internet. Je ne trouve que des éloges dans la presse officielle. Alors c’est ma faute. C’est moi l’âne. Je relis. Oui, les traits sont sublimes. Oui, Francis et Philip se ressemblent plus que jamais. Ils sont même plus Francis et Philip que chez E. P. Jacobs. Oui, les costumes sont beaux. Oui, c’est un déroulé exquis de l’élégance vestimentaire vue chez Hitchcock ou dans n’importe quel film américain des années 1950. Ces voitures et ces avions sont merveilleux qui plus est.

Et oui, le trait de Floc’h est beau. Et oui, il a le droit de prendre la liberté de virer le texte et de dessiner des cases gigantesques. Si ça lui chante. Lorsque Blake & Mortimer ont été prêtés à François Schuiten pour son Le Dernier Pharaon, on accepte. Ou on passe son chemin. Au fond, ce sont deux hors-série appelés « Un autre regard ». L’idée est séduisante. Voir comment un illustrateur se saisit d’un sujet connu et le manipule. D’ailleurs, Le Dernier Pharaon était captivant. Une fois passé le choc graphique, l’histoire est si éclatante et si passionnante qu’on se laisse aller. Le merveilleux de Blake & Mortimer y était, dans cette histoire de science-fiction délirante. De science-fiction, je dis bien. D’un sujet scientifique dont on se demande s’il est vrai, et qui pousse à ouvrir Wikipédia pour en apprendre plus. Quant à ce palais de justice, quelle merveille pharaonique ! L’histoire de François Schuiten, Jaco Van Dormael, Thomas Gunzig et Laurent Durieux était à dormir debout. Mais elle poussait à la lecture. Quelle passionnante aventure. Quel suspens. On n’en sortait pas indemne.

Or, du regard de Floc’h, on sort totalement indemne. Comme dirait Jacques Chirac, cela m’en a touché une sans faire bouger l’autre.

Finalement, je me suis dit. On se moque de moi. Il n’y a pas d’histoire là. Et c’est quoi ce dénouement en une case … d’une aile volante qui évite l’ONU et deux cases plus loin se pose à La Guardia, et fin de l’histoire? C’est quoi l’histoire? Je voulais comprendre. Était-ce moi le problème? Alors j’enquêtais sur les avis de la Fnac et d’Amazon. Et là je compris. Je n’étais pas seul. Qu’on soit d’accord ou pas d’accord avec le parti-pris stylistique de Floc’h n’est pas la question. Mais qu’un éditeur ait laissé passer une trame si inepte est honteux. Je voulu en savoir plus.

En lisant des interviews du grand et génial illustrateur vivant à Biarritz, j’ai trouvé des informations. Floc’h avait posé des conditions. Est-ce étonnant de sa part?

  • Il voulait un huis-clos. Soit.
  • Il ne voulait pas que les bulles encombrent ses cases et gênent les personnages. D’accord.
  • Il voulait une mise en abîme de l’histoire. Il fait toujours ça. Alors ok…
  • Il voulait égratigner les autres dessinateurs, qui « avait avaient tout édulcoré ». Oh.
  • Il ne voulait pas de scène de bagarre. Bon.
  • Il ne voulait pas de suspens trop scandé. Diantre.
  • Il ne voulait pas de science-fiction. Ah.

Cela fait beaucoup trouvais-je. Pauvres scénaristes (Jean-Luc Fromental, José-louis Bocquet). Il en résulte non pas une bande-dessinée – Floc’h n’aime pas le terme – mais un roman graphique très plat, trop plat. Et qui passe à côté. Avec Schuiten on voulait en apprendre plus sur la magnétisme terrestre. Avec Floc’h, on n’a même pas envie d’en savoir plus sur L’Art de la Guerre.

Le trait est sublime. Mais il ne rattrape pas une histoire inepte. Bien au contraire. Il peut même l’enfoncer. Comme disait un commentateur sur la Fnac, « on ne peut pas musarder dans les coins de l’image ». On ne peut pas revenir et se laisser aller à regarder les cases sans but. Car si belles soient-elles, elles sont au final fades. Comme une succession de belles affiches. Mais des affiches ne font pas une histoire. Chaque case est éclatante de vérité graphique. Oui, plus que jamais oui. Mais cela n’est pas tout.

Cette scène fort longue dans le delicatessen est lassante et donne froid. Cette scène dans l’aérodrome abandonnée est graphiquement magnifique. Mais donne froid et n’intéresse pas. Et cette femme, le bis d’Olrik tout droit sortie de Vertigo… est belle, mais inintéressante et froide.

Finalement, l’objet littéraire est froid. Inerte.

Floc’h a oublié une chose, et l’éditeur a honteusement laissé faire. Il a oublié de faire plaisir au lecteur. Ah, pour sûr, Floc’h s’est fait plaisir. Il y a mis toutes ses marottes. La bande-dessinée vue comme une scène de théâtre. La bande-dessinée bourrée de références, comme ces boites de soupes… La bande-dessinée comme un almanach d’architecture moderne. La bande-dessinée, comme un monde totalement léché. La bande-dessinée où les couleurs sont sélectionnées sur une palette très réduite pour faire beau. Pour faire trop beau. Pour n’être que beau. Pour n’être qu’un bel objet. Je le comprends au fond. La vie est si belle enfermée dans un monde beau. Lui qui a tant dessiné Une vie de rêve. Ou Ma Vie 1. Ou Ma Vie 2. Où est le travail de l’éditeur d’exiger non pas seulement du beau. Mais du bon?

J’ai tant de regret finalement. Floc’h, c’était la promesse d’intérieurs sublimes. Anglais. D’extérieurs sublimes. Anglais. Lui, prétend que son Angleterre n’existe plus. Dommage, j’aimerais tant avoir sur ma table de chevet un bon album de Blake & Mortimer par Floc’h. Pour musarder entre les cases. Pour m’évader de ma vie. La seule chose qui me fait rêver dans cet opus, c’est la robe de chambre en flanelle rouge d’Olrik aux revers matelassés. Une autre marotte de Floc’h les robes de chambre depuis ses débuts.

Oh comme je regrette cette occasion manquée, entre mes deux héros et mon illustrateur préféré. Moi qui porte des nœuds papillons car en dernière page de Blake & Mortimer, il y avait une photo de E. P. Jacobs en papillon. Si chic. Mais Floc’h ne voulait pas de cette quatrième de couverture. Encore une exigence. Il aurait pu portraiturer Jacobs.

Cher Floc’h, ne cherchez même pas à faire une histoire avec Blake & Mortimer. Dessinez les visitant une galerie d’Art, dessinez les sortant à l’Opéra, dessinez les au Grand Restaurant, dessinez les à la gare, dessinez les dans la lande galloise, dessinez les chez le chocolatier ou le boucher, et oh surtout dessinez les chez le tailleur. Cher Floc’h, vous savez si bien les dessiner. Dessinez les beaux. Mettez les sous une cloche de naphtaline si vous voulez. Je serais le premier acheteur. Mais non, ne les dessinez pas en train de vivre une aventure, ce n’est pas bon. Et je le regrette drôlement !

Belle semaine, Julien Scavini

11 réflexions sur “Attention ! Chef d’œuvre manqué

  1. Avatar de Sernine Sernine 19 mars 2024 / 08:37

    Excellente critique qui me permet de mieux comprendre l’impression de vide que m’avait laissé cet album, et comble ma paresse intellectuelle. La conclusion est d’une réthorique remarquable.

    • Avatar de Julien Scavini Julien Scavini 19 mars 2024 / 20:41

      Merci ! Il faut dire que je l’avais longuement mûri pour être « juste ».

  2. Avatar de Philippe Corriols Philippe Corriols 19 mars 2024 / 16:40

    Merci, merci, merci pour cette critique ciselée et si juste. Rien à ajouter sauf le soulagement de ne pas être le seul à avoir ressenti ce ratage. Que de commentaires élogieux dans la presse ! Quelle suffisance dans les propos et l’attitude de Floc’h dans toutes les interview ! Il a tout vu, les autres n’ont rien compris. Un exemple ? Les auteurs qui l’ont précédé, au fil des années, ont oublié la teinte « roux » des cheveux de Mortimer. Soit. Mais alors pourquoi l’affubler de cette couleur ridicule (mi moutarde, mi caca d’oie) comme si ce pôvre professeur avait loupé sa teinture dans le lavabo de la salle de bain du 99 bis Park Lane. Cela n’enlève rien à son talent (je le connais moins bien que vous mais les couvertures de Monsieur ont beaucoup perdu depuis qu’il n’officie plus) mais c’est agaçant.

    L’occasion pour vous dire que vos dessins, à vous, Julien SCAVINI, sont formidables, tout à fait à la hauteur du Maître et nous enchante toujours.

    • Avatar de Julien Scavini Julien Scavini 19 mars 2024 / 20:40

      Merci, point trop n’en faut. Je suis le plus petit des amateurs 🙂

      • Avatar de Arnaud Lecuyot Arnaud Lecuyot 20 mars 2024 / 18:07

        Comme dirait Mortimer, « I beg to differ ». Je me prends à rêver à une BD de vous, par exemple un murder mystery a Jermyn Street… Qui sait, cela vous permettrait peut-être de délicatement faire de la pub pour vos propres créations!

      • Avatar de Julien Scavini Julien Scavini 21 mars 2024 / 14:23

        En fait, dessiner 3 jours dans la vie de B & M serait très drôle. Pas d’histoire, juste eux et de beaux décors. Ça serait fun 🙂

  3. Avatar de Le Chiffre Le Chiffre 19 mars 2024 / 22:52

    Entièrement d’accord. Grosse déception. Au contraire de huit heures à Berlin, où là, on peut critiquer des choses, mais il se passe quelque chose, des choses même. Il y a une histoire qui se tient et nous tient en haleine. Le dernier Pharaon était également un merveilleux opus, totalement original et en même temps fidèle aux premiers opus… mais cet art de la guerre… je me rappelais compter les pages : bon, là j’en suis à la moitié, toujours rien qui se passe… et ce dénouement politiquement correct en trois pages… on a envie de crier remboursé !! Et puis, on ne voit que trop peu Olrik. Impeccablement dessiné,mais il n’est pas là. Il y a aussi trop peu de scènes d’action. Et quand ils sont là, sur le papier, elles semblent un peu rigides, statufiées. Les personnages frappent et tombent comme des robots.
    Pour moi, le meilleur tandem est celui de l’Affaire Francis Blake (J. Van Hamme et T. Benoit). On est sur du Hitchcock en BD, et on en redemande !

    • Avatar de Julien Scavini Julien Scavini 21 mars 2024 / 14:25

      Pour moi aussi, le bon Ted Benoit était si fin, si merveilleux dans ses dessins. Et les scénars de VanHamme sont les mieux. A la fois complexes mais simples à saisir. Pas tarabiscotés. Ce duo, c’était le must.

  4. Avatar de PATRICK LESUEUR PATRICK LESUEUR 30 mars 2024 / 16:37

    Cher Julien,

    Etant un ancien professionnel de la profession selon la formule connue, ayant eu l’honneur de faire partie de l’équipe des dessinateurs du magazine Pilote, et donc fréquenté de nombreux artistes de la bande dessinée, il ne faut pas omettre, selon moi le reprise de Blake et Mortimer, par le très talentueux André Juilard. Mais si le contrat d’une telle reprise pour un dessinateur est judicieux d’un coté financier, il peut devenir fatiguant, car il s’agit de se mettre durant des mois respectueusement dans le style originel d’un autre, par ailleurs remarquable. Si bien que les auteurs chargés de cette mission, préfèrent à un moment retourner à des travaux cette fois totalement personnels.

    Amitiès

    Patrick LESUEUR

  5. Avatar de Clément Clément 6 juillet 2024 / 08:58

    Bravo pour cette critique argumentée.

    Etant très grand fan de Floc’h, et amateur de Blake et Mortimer, j’ai été ravi de la sortie de cet ouvrage; mais ma passion m’a empêché de le lire avec l’esprit critique que vous avez pu avoir.

    Cela me permet donc de le relire un peu moins aveuglé par mon plaisir de la fusion de cet 2 univers qui me ravissent. Et cela me fera replonger avec d’autant plus de plaisir dans l’Affaire Francis Blake (le meilleur B&M à mes yeux, avant même les tomes de Jacobs selon mes goûts) et dans Blitz (ma madeleine de Proust de Floc’h).

    • Avatar de Julien Scavini Julien Scavini 8 juillet 2024 / 20:18

      Nous avons les même goûts 🙂

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