Cet article est la contribution de mon ami Maxime C.
Ringarde, au placard ! Pire, aux oubliettes de l’histoire et de la garde-robe masculine. Damnatio memoriae : voilà, en substance, l’avenir promis à la cravate. Et au costume, à en croire cet article publié hier.
Il y a quelques années encore, tout du moins dans le monde professionnel, elle marquait la différence entre le cadre, qui à l’époque encadrait, et le non cadre. Elle était donc statutaire avant d’être une élégance. De statutaire, elle est devenue chez les plus branchés, ringarde, et chez les dirigeants de la nouvelle économie, un symbole d’élitisme d’un autre âge. Premier paradoxe – et joli pied de nez – une élite brocarde un instrument auquel elle reproche son élitisme ! C’est l’argument éculé d’une jeune génération cherchant à supplanter la précédente en la ringardisant.
Il faut ouvrir, décloisonner, rapprocher, développer des synergies dans un contexte à la fois inclusif, durable, agnostique et tout ce que vous voulez, pour qu’à la fin, en jargon managérial, la personne en charge de nettoyer les lavabos ait l’impression de faire partie de cette grande équipe qui gagne ensemble. Ou plutôt, parce que cette personne en l’occurrence, ne touchera ni prime ni actions gratuites, de faire croire aux salariés qu’ils sont modernes, ouverts et généreux. Ou plutôt… attendez… de faire croire aux salariés que leur patron est à la fois généreux, puisqu’il ouvre le champ des possibles, moderne, parce que décontracté, et même, disons-le, cool. La preuve : il ne porte pas de cravate !
En tout cas, pas dans les réunions du personnel ! Ni, sans doute, dans un grand restaurant. Mais curieusement, à part quelques hypra-cool de la planète « tech », il en portera une pour :
- rencontrer ses plus prestigieux clients,
- voir son banquier d’affaire ou ses avocats pour les M&A,
- inviter ses relations dans un cercle élégant de la capitale. La cravate de ces cercles est même le signe de reconnaissance principal entre membres, Automobile Club, Cercle de l’Union Interalliée, Jockey Club, etc…
En fait, le si cool patron ne porte pas de cravate pour aller à l’assemblée des salariés, il en mettra une pour l’assemblée des actionnaires…
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Au nom de la liberté et du cool, on permet de laisser la cravate au placard le vendredi, puis toute la semaine. Le temps passe et, aux quelques-uns qui la portent encore, la pression sociale enjoint d’y renoncer. La coolitude a besoin de la pression du groupe pour l’emporter sur les récalcitrants. Un joli paradoxe, là encore, que cette liberté injonctive du look. On est libre, mais dans un cercle de pensée pré-défini.
Il faut dire qu’elle a peur, la bande des types cool. Elle ne croit plus en rien la bande des types cools et reste prisonnière du syndrome de l’imposteur, le plus souvent. Elle pratique un contrôle social qui rassure, jusque dans sa médiocrité. Comme tout groupe normalement structuré, elle craint les brebis galeuses. La moyenne compte, or la cravate déroute, intrigue, et suscite le doute : « cherche t’il à se faire bien voir ? » ou « a-t-il un entretien d’embauche ailleurs ? » ou « nous prend-il, en réalité, pour des ploucs ? » Les cool ont peur de … louper quelque chose !
La disruption en entreprise vient-elle du cravaté?
Nos amis cool ont surtout bien compris que le type à cravate peut, à tout moment, lui et lui seul, être appelé par le grand chef à une réunion importante, car il présente correctement. Sur un malentendu, et parce qu’au fond notre ami cravaté aura su démontrer son intelligence, il gagnera peut-être une invitation à déjeuner à l’Automobile Club. Voilà la grande terreur de ses rivaux et l’explication de la pression sociale aux impétrants cravatés.
Ajoutez à l’équation un chef cool et l’impossibilité manifeste, notamment pour un jeune, d’être plus habillé que lui, et vous comprenez le renforcement de ce contrôle social bien rôdé qui conduit à l’autocensure des élégants, au fond, à leur malheur. Oui, Emmanuel est superbe du haut de ses 48 ans, dans son pantalon serré noir et son col roulé en cachemire ultra fin moulant ses pectoraux travaillés avec assiduité. A l’inverse, Gaspard du haut de son mètre soixante-douze et équipé, à l’aube de la trentaine, comme disait autrefois mon médecin, d’une petite couche de modestie (les rondeurs cachant très subtilement sa musculature) serait infiniment plus élégant et sûr de lui avec une veste croisée et une jolie cravate club lui donnant de la prestance…
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Pour l’entreprise, la position est plutôt confortable. On attire des jeunes, d’autant moins bien payés qu’on les laisse travailler « comme ils veulent » et qu’ils n’ont plus, dès lors, l’argument du costume cher, si utile vis-à-vis du client, à faire valoir pour demander une augmentation. Pourquoi le payer cher? Qu’il s’habille chez Dockers, qui d’ailleurs fait croire à grand renfort marketing qu’on peut changer le monde en vêtements bangladais. Et puis, on a tellement peur de ces génération X, Y ou Z qu’on ne comprend plus, qu’on pense avoir trouvé l’alpha et l’oméga d’une stratégie RH de pointe en les laissant être cool et libres dans des salles de pause aussi luxueuses que tragiquement vides.
D’ailleurs, si les entreprises, comme les administrations, décloisonnent et cultivent l’art de la synergie et des audits tous azimuts, elles rajoutent, surtout, des échelons hiérarchiques de plus en plus déconnectés du cadre « de base » qui n’encadre plus rien que sa messagerie électronique. Tandis que des managers managent des équipes composés de « talents » dans une approche « multiculturelle ». Et que les plus grands mamamouchis conservent leur bureau indépendant et parfois même leur siège social parisien. Tellement plus commode pour voir ses clients qu’une tour à la défense !
Car le fond est là. Les tours sont remplis de personnels ordinaires. Non plus de cadres, mais de fourmis aux fonctions diluées. D’ailleurs, l’entreprise ne se donne même plus la peine d’attribuer des bureaux. Une grande ruche suffit. Par contre, en haut de la tour, au dernier étage sous l’héliport, niveau de la direction générale et du restaurant privé, les bureaux sont bien attribués et les cravates de rigueur. Le comex qui part d’ailleurs discuter au club Bilderberg ou qui accompagne à Davos le PDG est cravaté. La cravate permet de définir la lisière entre ceux qui comptent et ceux qui servent.
Autrefois, je l’ai dit, le cadre cravatait ( et l’ouvrier fulminait – ou pas – contre cette incarnation de sa distinction sociale professionnelle). Il appartenait au monde des « cols blancs ». Finalement, si la cravate reste l’apanage de l’élite, la vraie, notamment dans ses sociabilités traditionnelles, tout en étant rejetée par le peuple des cadres, une solution simple, mais pas simpliste, s’impose : les cadres sont devenus, symboliquement, une nouvelle classe ouvrière dans leur rapport vestimentaire à l’entreprise. A l’image d’un nouveau féminisme qui fait croire aux femmes qu’elles s’épilent « pour leur propre plaisir de femme » (il faut écouter l’hilarante Marina Rollman à ce sujet), les nouveaux cadres cool ont intériorisé leur propre infériorité, et accepté, symboliquement, de se couper les portes de l’ascension sociale.
En fait le résumé est simple. En France, l’ouvrier disparait et le cadre le remplace. Dans son ordinaire. Se recrée alors au-dessus une mince couche hiérarchique. Les restants de la cravate en est l’expression.
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Eric Mension-Rigau écrivait autrefois à propos du Bottin Mondain : « y être, c’est en être ». Rapporté à la cravate, nous pourrions dire qu’elle est le premier pas vers la maturité, et le meilleur signe de reconnaissance des élégants. Petit conseil donc, aux jeunes qui n’osent pas ou plus en porter au bureau : portez en le week-end pour aller au musée ou visiter un jardin élégant, c’est diablement chic, et doublement satisfaisant. Un jour, quand les jeunes cools des années 80 à la Steve Jobs seront tous morts et enterrés, elle sortira peut-être des oubliettes : gardez espoir !
Merci à Maxime C. pour cette contribution.
Bonne semaine, Julien Scavini. Pas d’article la semaine prochaine, c’est les vacances.