Il y a quelques années, lorsque j’ai commencé à m’intéresser aux jolis vêtements masculins, je fréquentais assidument la maison Hackett. Rue de Sèvres, la boutique très luxueuse me faisait peur, je n’osais pas y rentrer. Et puis après une première chemise, ce fut des vêtements divers, achetés suivant l’envie et les propositions de la charmante vendeuse. J’aimais la variété et le délicieux esprit anglais qui régnait là. Un slogan m’est resté en tête, qui était inscrit un peu partout sur les communications à l’époque : « the essential british kit« . Je comprenais bien l’idée, sans toutefois en faire mienne l’attitude. Je n’achetais pas tout le kit, je piochais suivant le plaisir.
Ensuite est venu le blog. Pour bien faire et reprendre les bases, je me suis mis moi-même à expliciter ce fameux kit. En bref, quelle penderie idéale avoir et comment la constituer. Que porter en quelle occasion et comment comprendre les us et coutumes du vestiaire masculin, à fois simple et complexe, riche et élémentaire. Cette proposition que j’ai développé sur Stiff Collar n’avait pas non plus pour optique d’être une bible. Au contraire, il m’a toujours semblé qu’il était raisonnable pour chacun de piocher ses envies et des manières de faire. Car les circonstances et les vies de chacun sont variées.
Il y a des règles de savoir-vivre générales et il y a les pièces en particuliers. Si l’on comprend les règles sous-jacentes (pourquoi chaussures noires ou marrons, pourquoi tweed ou rayure), on est ensuite libre de choisir les vêtements, leur forme et leur goût. Bien sûr il y a des pièces canoniques, le richelieu noir, le blazer bleu, la veste de tweed olive, mais il y a aussi une infinité de possibilités.
Dans le Guépard, par Visconti (je ne sais pas si la citation est dans le livre), le prince de Salina dit un moment : « un palais dont on connait toutes les pièces n’est pas un palais.«
Cette citation raisonne toujours dans ma tête. Quelle justesse, et en tout d’ailleurs! La beauté nait de l’opulence, du foisonnement, de l’abondance, du renouvellement. Et cette citation, je ne cesse mentalement de l’apposer sur la penderie masculine. « Une garde-robe dont on connaitrait toutes les pièces n’est pas une garde-robe. » Qu’en pensez-vous?
Je ne cherche pas à dire ici qu’il faut dépenser comme un milliardaire. Je ne cherche pas non plus à dire qu’il faut encombrer son armoire de choses médiocres et peu chères en surabondance. Non, je cherche l’idée générale, au dessus, que le plaisir nait de la variété et du renouvellement quotidien. Qu’il faut croiser les tenues, les pantalons et les chemises, les souliers et les chandails. Nul besoin d’en avoir quantité, simplement d’oser la variété et le changement, d’oser les intersections, pour le pire et pour le meilleur. Mais toujours, avec ces bonnes vieilles règles de logique vestimentaires, couleurs croisées entre elles, par associations ou oppositions, carreaux avec carreaux, tissu feutré associé ou opposé à un tissu lisse.
De quoi composer, à partir d’un même solfège, chaque jour, sa propre musique. Évidemment, cela demande un peu d’entrainement et de bonne volonté. Cela demande aussi, comme en toute chose, un peu de réflexion. C’est là que nait l’art.
Or actuellement, il me semble qu’à longueurs de bons blogs et de bonnes revues, on ne parle plus que de base, de basique, de simple ou d’ultime. Je me souviens d’un professeur d’architecture qui avait intitulé un de ses cours « back to visual basic« . J’avais été séduis sans aller jusqu’au bout l’idée. Maintenant, une décennie après, je fuis ce genre d’idées. Les mêmes qui en politique d’ailleurs essayent de tout réduire à des schémas de pensées simplistes. Où est le charme, la beauté et le plaisir dans le basique, dans l’ordinaire, dans le simple? Mies Van Der Rohe a réussi, l’époque était différente.
Toutes ces bonnes pages qui essayent de faire acheter des basiques m’effraient. Le monde ne devrait plus être que basique? Le mot lui-même est si réducteur, si pauvre intellectuellement. Et une fois la penderie remplie de basique, que se passe-t-il? Est-on plus heureux? Une fois le jean ultime acheté, que faire? S’enterrer avec pour des siècles et des siècles?
Rien n’est jamais parfait, au contraire, et il ne faut pas détester l’imparfait. D’autant plus que la perfection est le but du chemin. L’ultime, c’est pour la fin. Il faut chérir le transitoire. Il faut aimer la variété. D’autant que les goûts de 20 ans ne sont plus ceux de 30 ans, et probablement plus ceux de 50. Pourquoi vouloir à tout prix constituer la penderie idéale qu’on jettera à la décennie suivante? Comment surtout croire un instant un marchand, qui est là pour vendre et gagner de l’argent, que son vêtement est l’ultime? Pensez-vous qu’il ferme ensuite une fois son œuvre commise? Ou pensez-vous que l’année d’après, un ultime v2 fasse son apparition? Curieusement…
Basique enfin. Ne cherchez pas à être basique. Dans les années 90, pour les bases, on parlait de « fond de garde-robe ». Ce terme était très beau, laissant entendre qu’il y avait devant le plat de résistance. Comme en cuisine un fond de veau pour développer une sauce riche et onctueuse. Le blazer est un fond de garde-robe, comme la cravate marine à pois blancs et la chemise en oxford. Ce sont des ingrédients de bases. C’est à dire qu’ils appellent des compléments. Mais les transformer en ‘basique’, c’est les transformer en une fin en soi. Le basique n’appelle plus rien derrière. Il impose sa philosophie terminale, avoir du basique, être basique.
Les mots ont un sens, l’époque contemporaine l’oublie trop souvent.
Bonne semaine, Julien Scavini
Très juste application de la belle citation du Guépard au monde des vêtements !
Merci!!
Belle analyse, Monsieur Scavini.
Cher Julien,
Parfaitement d’accord pour la classe, parfois non chalante, dirai-je, de Hackett.
J’ai toujours adoré et porté leurs chemises style british. J’en utilise depuis une quinzaine d’années et mon dieu, comment résistent-elles au temps. Rien à dire côté qualité. Tu en as pour ton argent et même un peu plus 🙂 j’aime bien aussi le sens discret du détail comme la broderie sous l’ouverture du manche.
Merci cher Julien pour tes articles qui m’instruisent, me ravissent et encouragent le style.
Mourad
Tunis.
la fameuse ouverture du manche.
Comme toujours, une merveille à lire, merci Julien !
A être trop basique, l’on devient uniforme, pareil à ces autres moutons à la recherche de l’élégance ultime. Alors on surenchérit, on vide la mode, pour ne pas ressembler à ces moutons que l’on déteste au fond, parce que l’on se refuse à croire que nous sommes pareil, victime de la mode.
Un courant de mode grandit, se gonfle, s’enorgueillie, jusqu’à devenir ridicule, absurde. Puis il tombe dans un courant contraire, pour échapper à ce ridicule. Avant d’être basique, il était excentrique, puis le redeviendra, même si ce sera d’une manière différente.
Pour revenir à cette mode du basique, qui veut vider de ses extrêmes passés devenus ridicules pour revenir à une base pure, vierge, une toile blanche où la création pourra reprendre ses pinceaux . Mais quels bases ? Et là, j’ai envie de dire.. « qu’au commencement de la civilisation, l’Homme se para de peaux de bêtes » .. Désolée, c’était un petit rire qui passait ..
Je reprend, plus sérieusement, les bases que d’autres avant, avaient établis, suivant une mode.. encore.
Comment échapper à ce cercle presque vicieux, infernal si j’ose dire, surtout pour les victimes de la mode ? et bien ne plus la suivre, tout simplement .. Comment ? Prendre simplement ce qui nous plaît, comme vous le pensiez au début, et composer sa propre mode..
Mais, et l’élégance dans tout cela ? Comment ne pas tomber dans les fautes de goûts si redoutées? Déjà, qui peut être juge pour établir une faute de goût ? qui se prétend roi ou reine de l’élégance ? celle-là même qui pourtant requiert de la modestie ?
A toute ses questions, qui peuvent rendre chèvre les plus sensibles, je dis tout simplement, soyez-vous même: si vous êtes timide, ne cherchez pas l’ostentatoire qui vous fera remarquer au point que vous voudriez alors vous enfoncer sous terre. Si au contraire vous aimez provoquer, alors lâchez-vous comme bon vous semble, que diable !
Alors l’uniformité s’étiolera, et l’on pourra retrouver la vraie personnalité des gens.. dans un monde idéal, donc moderne si l’on en croit ce mot. Sauf que depuis que la mode existe, disons depuis le XVe siècle, beaucoup se pare pour ressembler à ce qu’ils ne sont pas forcément. Et on ne connaît ou ne reconnaît plus vraiment les gens. La sincérité s’efface, devant une nouvelle uniformité..
Je ne suis pas amère de la mode, je suis juste une costumière, qui, avec son regard sur l’histoire de la mode, sourit à ces courants qui passent, à ces tourbillons de folie qui s’emparent des âmes de ses victimes. Je ne me moque pas, très loin de là, je ne suis pas peinée non plus. J’observe la vie, ses mouvements, avec une sérénité déconcertante que je m’en étonne. Quoique l’on fasse, la mode, ses courants tourbillonneront toujours dans ce cercle .. infernal.
Au plaisir prochain j’espère de se rencontrer enfin, en passant le bonjour à Raphael,
MystiMiss
« La classe, parfois non chalante » de Mourad Turki est une belle réinvention. En effet rien ne chaut au nonchalant ; à l’opposé du chaland, qui lui chaut au négociant.
J’ignorais l’existence de l’expression « fond de garde-robe » ; je la trouve autrement plus pertinente que le terme de « basique ». Merci pour cet article encore une fois fort intéressant.