PETITES CONSIDERATIONS SUR LA COUPE DU PANTALON

Les plus attentifs d’entre vous, les plus âgés aussi ont peut-être remarqué qu’aujourd’hui, on ne coupe plus les pantalons comme avant. Le tomber est différent. Je vais essayer d’expliquer ce qu’il s’est passé en 30 ans à ce sujet, car cela me questionnait aussi. Je suis arrivé à mes conclusions après plusieurs mois de recherches, qui m’ont amené à interroger des vieux tailleurs et des modélistes et techniciens d’industrie. Les réponses furent incroyables parfois !

L’article suivant est assez suggestif, je m’en excuse, un chat est un chat, surtout qu’il s’agit d’évoquer des points techniques.

Tout commence par une interrogation à propos du port à droite ou à gauche du sexe dans le pantalon. Les plus âgés de mes clients formulent souvent cette demande, car montant le pantalon assez haut, un excès de tissu se forme du côté opposé le long de la braguette. Ce pli de tissu est assez ardu à faire partir sur un pantalon terminé, mais pas impossible, c’est une retouche que je fais assez souvent. Dans un pantalon à plis, qui possède plus d’aisance, à cause du pli justement, ce bourrelet de trop est plus visible encore (le plus souvent à droite, car 80% des hommes portent à gauche. D’ailleurs la vieille blague tailleur consiste à dire que quand on porte à gauche on vote à droite et inversement. Les tailleurs sont plutôt à droite par ailleurs…)

Pour comprendre cette altération droite et gauche mal gérée industriellement, je me suis mis à coudre des toiles. Je me suis alors servi de livres de coupe. Et entre une coupe tailleur des années 60 et une coupe actuelle, c’est le jour et la nuit. Quelles différences, pour quelles implications ?

La coupe la plus ancienne propose de couper la ligne milieu devant le long d’une verticale. La braguette est dite droit-fil. A peine donne-t-on un peu de fruit (de pente) d’un côté pour gérer droite et gauche. Vous découvrez sur les deux illustrations ci-dessous le plan de coupe. C’est assez difficile à comprendre, tant le pantalon est en volume.

A4 Portrait _ Master LayoutA4 Portrait _ Master LayoutLa coupe moderne donne en revanche de la pente à la ligne milieu devant. La braguette se retrouve en biais. Ce constant est corroboré par un bermuda de surf que j’avais démonté il y a quelques temps pour en tirer un patronage. La ligne devant est oblique. Cela donne du volume, alors même que (-hypothèse-) on en a pas besoin à cet endroit, plutôt vertical.

 A4 Portrait _ Master Layout

Diantre, quelle différence donc  et pourquoi ?

J’ai testé la vieille coupe. Elle m’a donné un pantalon très ample, une ligne à la Gabin. Parfaite mais immense. J’ai alors commencé à réduire sa cuisse et donc sa pointe comme on dit en tailleur. Mais très vite, la position sur les hanches est devenue inconfortable et je me suis senti serré, sans pour autant avoir une cuisse bien fine. Cette coupe ne permettait pas de faire la coupe ajustée moderne.

Avec la coupe moderne, le pantalon était prêt de la jambe, idéal, avec un peu de volume devant, que l’on appelle moustache dans l’industrie.

Par ailleurs, le pantalon ancien avait une façon d’emboiter le côté (le rond de hanche) très curieuse. On avait l’impression que l’on allait pas pouvoir entrer dans le pantalon, il paraissait étroit à la ceinture, alors que pas du tout en réalité. Il emboitait bien et montait haut. La coupe moderne elle ne m’a pas questionnée plus que ça.

Voici des considérations et ressentis très techniques allez-vous me dire. Je vais aller au but maintenant.

J’ai donc appelé des spécialistes pour corroborer mes hypothèses, car j’en avais déjà. Deux points sont captivants et renvoient à une certaine vision du monde : la sexualité et le commerce.

  • la braguette a été coupée en biais car on a fait descendre la hauteur des pantalons. On les a fait plus taille basse. Un peu ou beaucoup. Un premier problème s’est posé :  avec une taille plus basse, la ceinture étant anatomiquement bloquée par l’os de la hanche (le pantalon ne pas pas descendre plus bas), cela attire le fond de pantalon vers le haut, réduisant l’espace de l’entrejambe. Dans le même temps, on a voulu affiner la cuisse pour faire plaisir aux messieurs. Pour régler ces deux problèmes conjugués et pour équilibrer la coupe, on a transferrer de la pointe arrière vers l’avant.En même temps que l’on a baissé la taille, l’homme s’est mis à porter slip et boxer, pour un port au ‘centre’. Donc inutile de porter le pantalon à gauche et à droite. En revanche, avec un montant bas, il se posait un problème de place pour le pubis comme je l’ai dit. L’agrandissement de la pointe avant sert cette problématique. J’espère que vous suivez, c’est très technique.C’est l’industrie du jean qui a été précurseur. C’est elle aussi qui mène la danse. Certaines marques comme Diesel l’ont bien compris, le jean doit mettre ‘le paquet’ en avant (la photo dont le dessin ci-dessous est issue ne ment pas !). C’est de l’hypersexualisation. La toile de denim est très rigide, vous le savez. Et bien en réduisant la hauteur de port et en coupant en biais la braguette, on donne l’impression de volume. C’est très baroque finalement. Nous revenons à la Renaissance où les braguettes étaient rembourrées. Une braguette de jean est en plus faite de plusieurs couches et de beaucoup d’épaisseur. Cela donne même assis un volume, une protubérance recherchée par les modélistes pour l’œil des clients. Vous avouerez quand même, c’est cocasse et amusant ! Ce phénomène se renforce aussi grâce au travail des fabricants de sous-vêtements boxer, qui cherchent à soutenir voire à projeter l’entrejambe en avant, plutôt qu’en dessous, comme Aussiebum par exemple. N’en déplaise à Eric Zemmour, il est amusant de constater que l’homme occidental se sexualise. C’est vous l’avouerez une conclusion drôle à ma recherche. Une pure question d’orgueil masculin.

A4 Portrait _ Master Layout

  • le second point de détail m’est apparu au sujet du rond de hanche beaucoup plus exacerbé sur la vieille coupe (comparez les plans en haut). En effet, la braguette étant verticale, la force de pince (c’est à dire la valeur de tissu que l’on retire pour arriver à la ceinture, plus petite que le bassin) est passée sur le côté. La poche se retrouve dans une couture très ronde sur la coupe ancienne. Ce n’est pas le cas dans la coupe moderne, où la valeur de pince est un peu passée sur le devant (on profite de la pente de braguette). Mais, un pantalon dans la vieille coupe ne se pose pas forcément bien à plat, car il a du volume sur le côté, il est rond. Intolérable dans le prêt à porter où les pantalons doivent être plan pour figurer bien en évidence sur des tables. C’est ainsi que l’on a aplani le rond de hanche (et répercuté la valeur de pince sur la braguette en la penchant), pour mieux vendre le pantalon présenté plié, c’est ce qu’on appelle dans l’industrie de ‘fold appeal’ . Un truc commercial a donc présidé à l’évolution de la coupe. C’est aussi vrai pour la veste, dont les manches sont montées très en avant (ce qui crée des plis derrière la manche lorsqu’on la porte) pour satisfaire le ‘hanger appeal’, c’est à dire la beauté sur cintre, qui vous fait acheter.

 A votre échelle, vous pouvez voir comment votre pantalon est coupé (il y a de forte chance pour qu’il le soit de manière moderne), il suffit de regarder comment tombent les rayures à la braguette. Si elles sont verticales, la coupe est ancienne. Si au contraire les raies arrivent penchées, il s’agit de la coupe modernisée. Elle donne un confort supplémentaire assis avec des sous-vêtements modernes (son corollaire étant un petit manque de netteté, les fameuses moustaches). Donc par exemple, un caleçon avec un pantalon moderne n’est pas logique.

 A4 Portrait _ Master LayoutVous le voyez donc, à partir d’un tout petit questionnement, on arrive à des conclusions très amusantes. Il y aurait un thèse à faire sur ce sujet tant il est vaste. C’est surtout le questionnement sur la place de l’entrejambe dans le pantalon qui aura le plus attiré mon attention, car il renvoie à des considérations historiques passionnantes et à une expressivité corporelle dont on parle peu. Et oui, un jean de nos jours, c’est fait pour mettre le sexe en valeur ! Quelle conclusion !

Bonne semaine, Julien Scavini

19 réflexions sur “PETITES CONSIDERATIONS SUR LA COUPE DU PANTALON

  1. Dennis 14 septembre 2015 / 17:07

    Bonjour,

    « Et oui, un jean de nos jours, c’est fait pour mettre le sexe en valeur ! Quelle conclusion ! »

    C’est ce qu’avait déjà fait remarquer le sociologue Michel Clouscard dans son célèbre livre « Le capitalisme de la séduction » (1982).

  2. Le Chiffre 14 septembre 2015 / 17:35

    Passionnant, cet article ! Merci ! Voilà pourquoi, portant des caleçons taille naturelle avec des pantalons coupés « modernes », ils ne s’arrêtent jamais à la même ligne de taille, ce qui est très disgracieux et inconfortable. Surtout quand on est assis. En ce sens, si je vous suis bien, le pantalon à l’ancienne a été quasiment étudié pour être confortable dans ses sous-vêtements en étant assis.
    Si j’ai bien compris, en toute logique, porter un pantalon moderne impliquerait nécessairement de porter un slip ou un boxer, et le caleçon serait réservé aux pantalons à l’ancienne… Voilà un article qui devrait passionner l’industrie du sous-vêtement ! 😉

    Je me permets de vous poser deux questions :

    -Quand vous dites « un pantalon très ample, une ligne à la Gabin », qu’entendez-vous par ample au niveau de largeur du bas ? dans les 22, 23 cm ?
    -Pouvez-vous réaliser ce genre de pantalon en demi-mesure, ou bien est-ce réservé à la grande mesure ?

    Merci d’avance pour vos réponses !

    • Julien Scavini 26 septembre 2015 / 15:16

      Votre analyse est juste.
      – Pour la largeur dont je parle, c’est plutôt au haut que je fais référence. Ceci dit, 22 à 24cm est classique.
      – En demi-mesure, on s’adapte. On peut faire taille naturelle et haute et la largeur en bas, c’est comme on veut.

  3. Blaise 14 septembre 2015 / 20:10

    Je ne vois pas comment, sur la base de vos dessins, préférer la coupe « moderne » à la coupe « classique ». Ca plisse de tous les cotés…d’autre part, depuis que je me suis mis à la coupe dite taille naturelle, quel confort !

  4. grisou 15 septembre 2015 / 07:05

    Bonjour monsieur ,

    Votre article est amusant … et très instructif.

    En tant que femme, je ne me suis jamais posée ce genre de question … pour me faire un pantalon 🙂 🙂
    Mais c’est vrai que quand je regarde les hommes qui portent un jean, on « met le paquet » en avant comme vous le dites

    Les pantalons pour femmes très ajustés et en tissus très extensibles font la même choses sur les filles, on voit pratiquement leur sexe , personnellement, je ne trouve pas cela beau, ni élégant
    Que ce soit pour les messieurs ou pour les dames …

    Mais à chacun ses goûts ….

    Merci pour vos billets toujours si bien écrits et documentés

    Bonne journée

  5. FMR 15 septembre 2015 / 11:49

    À propos des blue-jeans on peut aussi lire ce court texte d’Umberto Eco : La pensée lombaire.
    Les blue-jeans comme habit armure obligeant à vivre vers l’extérieur contre le débraillé monastique/intellectuel riche en intériorité.

  6. Pa Bricole 15 septembre 2015 / 20:04

    Très, très intéressant ! Belle démonstration

  7. Jacques 17 septembre 2015 / 09:41

    Merci Julien pour cette explication technique sur une des plus affreuses manies du prêt-a-porter de masse, le pantalon taille basse.
    Qui n’a jamais connu que les affres de ce petit pantalon mesquin qui vous colle aux fesses, s’affaisse par devant en laissant déborder la chemise, et n’a jamais goûte la sensation fabuleuse d’un pantalon taille haute, à plis, à la fois fuselé et confortable, qui allonge les jambes et met en valeur avec exactitude le torse et la chemise, ne connaît pas encore le bonheur ! A porter, bien sûr, avec des bretelles.

  8. Julien 17 septembre 2015 / 11:36

    Très original article, abordant des thèmes presque toujours passés sous silence dans la littérature ou les blogs. Vous êtes à la fois un technicien brillant, un chercheur curieux et un pédagoque efficace.

    Reste l’interprétaion que vous proposez sur l’hypersexualisation de certains pantalons et tout particulièrement du jean comme signe de virilisation des hommes.

    Je m’interroge et me demande si l’on est pas tout autant en droit de conclure inversement: un homme sûr de sa virilité et à l’aise avec elle a-t-il besoin de la renforcer par des artifices ? En ressent-il la nécessité ? Autrement dit, l’hypersexualisation de certains pantalons ne ressemble-t-elle pas plutôt à une affirmation maladroite de ce qui aurait du passer pour évident ? Ne relève-t-elle pas d’une esthétique ambivalente, voire ambigüe, qui n’est pas sans évoquer justement le malaise contemporain dans lequel l’homme traditionnel, le pater familias, le chef, le guerrier, s’efface lentement au profit d’une esthétique homosexuelle qui exalte d’autant plus les formes viriles qu’elle en subverti le sens.

    Vaste débat sans doute…

    Avec tous mes encouragements pour cette reprise de votre excellent blog,

    • Julien Scavini 26 septembre 2015 / 15:13

      Je repense aussi que la plupart des modélistes et des acheteurs en PàP sont des femmes, la lecture homosexuelle étant donc plus bancale, à mon sens.

  9. gillessuisse 18 septembre 2015 / 22:14

    Pas compris grand chose à la 1ère partie puis soudain, tout (ou presque) s’éclaire. Encore un grand texte tellement plaisant à lire et enrichissant. MERCI.

  10. requyem 29 janvier 2016 / 14:09

    Merci de ce post technique (je viens seulement de le lire, ayant découvert votre blog tardivement et remontant le temps progressivement), qui a de fait répondu à plusieurs questions que je me posais récemment, essayant de comprendre les différences entre des patrons que je me suis fait à partir de pantalons modernes et des patrons de coupes anciennes acquis il y a peu…
    J’en profite pour vous féliciter pour l’ensemble du blog, que j’ai suivi au départ pour les aspects techniques mais a su m’intéresser à l’élégance masculine (au moins théoriquement), sujet qui m’était totalement indifférent auparavant !

  11. requyem 4 février 2016 / 11:43

    Merci pour cet article technique et clair, qui répond exactement à une question que je me posait récemment, à propos de la comparaison entre des patrons modernes
    (faits à partir de certains de mes pantalons) et anciens (sur lesquels j’ai mis la main il y a peu) et des différences, pour essayer d’imaginer le pantalon derrière les vieux patrons…
    J’en profite pour pour féliciter pour l’ensemble de ce blog (je suis en train de rattraper la timeline normale après quelques temps d’archéologie) que j’ai initialement lu pour les
    parties techniques, mais qui a finalement réussi l’exploit de m’intéresser à l’élégance masculine (au moins théoriquement) !

  12. Adrien 12 août 2021 / 18:27

    Bonjour,

    Je m’exerce à la coupe du pantalon avec ce bon vieux darroux 22e édition, j’imagine que c’est ce que vous considérez comme la coupe classique ! et je retrouve effectivement les difficultés dont vous parlez, mais j’ai quand même le sentiment qu’il est possible de couper un pantalon taille basse avec cette méthode, c’est juste plus compliqué… Dans le doute, la coupe Darroux est-elle adaptable vers du plus moderne ? je veux dire, en retirant au dos la valeur ajoutée au devant, que ce soit au niveau de la pointe comme de la hanche, mais en conservant les mêmes mesures globales ?

    En tout cas, merci pour cet article très intéressant !

    • Julien Scavini 13 août 2021 / 12:29

      ahaha ! Voilà une excellente question.
      Dans le Darroux, le point crucial est le rond de hanche, très marqué sur la pièce dos au niveau du côté. Si vous baissez la taille, il faut adoucir ce rond de hanche, sinon il y aura un effet culotte de cheval. Et plus des modifications de pointes avant/arrière.
      La coupe Darroux est faite pour du taille haute à l’allure très « emboitante » des hanches. Une allure impeccable.

  13. Pierre 4 mars 2023 / 15:01

    Bonjour Monsieur Scavini, serait-il possible pour vous de partager le titre du livre de coupe des années 60 utilisé si possible? Un article très intéressant et informatif comme d’habitude

    • Julien Scavini 6 mars 2023 / 22:24

      Il faut que je retrouve cela !

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