Le controle social est un concept de sociologie que j’avais il y a quelques années eu le plaisir d’étudier. J’aimais particulièrement ces décryptages de l’individu et de ses habitudes. En architecture notamment, d’une catégorie sociale à l’autre, les fluctuations et les rites sont très différents. En vêtement aussi d’une certaine manière ! Roland Barthes et son Système de la Mode m’avait permis jadis de bâtir des ponts entre les disciplines.
Wikipédia nous dit ceci en préambule à la définition du concept : Le contrôle social désigne l’ensemble des pratiques sociales, formelles ou informelles, qui tendent à produire et à maintenir la conformité des individus aux normes de leur groupe social. Ses modalités varient d’un type de société à l’autre. Ses effets sont discutés : ciment de la cohésion sociale pour les uns, il est un instrument de domination pour les autres.
Celui qui voudrait faire une dissertation de philosophie rien qu’à partir de ce court paragraphe aurait du pain sur la planche. Chaque termes, chaque groupes de mots, chaque articulations de pensée se révèlent porteur de sens, accroche d’un développement évident. Mais en un mot, il s’agit de la puissance du regard de l’autre qui peut modifier notre comportement.
En ce qui concerne le vêtement, ce fameux contrôle social a de tous temps joué un rôle prépondérant. L’habit porté par tout un chacun était révélateur d’une condition et d’un statut social. A l’intérieur même d’une catégorie sociale et par le frottement aux frontières de celle-ci (plus riches ou plus pauvres) agissait un puissant contrôle social. Tu t’habilleras ainsi pour être admis ici, tu t’habilleras ainsi pour ne pas avoir l’air comme ci ou ça.
Je pense que ce dispositif sociétal n’a jamais été aussi puissant que dans les années 50 et 60, époque durant laquelle la classe moyenne émergea et où le désir de reconnaissance (de sa réussite personnelle, de son appartenance à cette nouvelle caste, de respectabilité etc….) était fort. Les hommes s’habillaient tous avec soin et se jugeaient à cela. Et d’ailleurs de manière transcendante aux catégories sociales. C’est l’époque où les pdg étaient aussi bien mis que le plus petit échelon de l’entreprise, qualité mise à part. S’écarter un temps soit peu de cette norme vous faisait passer pour un ‘biknite’ aurait dit Coluche. Il suffit de regarder des photographies de trottoirs new-yorkais qui sont assez faciles à trouver pour s’en convaincre, le monde était homogène et d’une certaine manière harmonieux et élégant. Les années 70 ont commencées à éroder ce carcan social et les décennies suivantes ont consacré l’individualité triomphante.
De nos jours, il semblerait même que le contrôle social au niveau du vêtement classique s’exerce à l’envers. Celui qui s’habille bien est un déviant. Celui qui met des embauchoirs dans ses souliers et les cire est un type qui a rien d’autre à faire. Celui qui met un certain prix dans une cravate est un fou (et dans un costume encore plus). Cet étonnant contrôle social inversé fait passer quiconque ne s’habille pas en sportwear sombre pour un hurluberlu. Notons tout de même la hiérarchisation par la marque. Qui porte une doudoune Moncler ne partage pas les mêmes valeurs que celui qui porte une Decathlon…
Ce contrôle social inversé vers l’appauvrissement peut avoir des conséquences très palpables. Par exemple, j’ai un ami qui a travaillé chez Hermès au service achat. Cet ami adore le bien vêtir et les cravates. Seulement le chef de service (un homme) n’aime pas porter des cravates (chez Hermès, quand même !). Donc mon ami stagiaire n’a pas pu à un seul instant mettre une cravate. Voici un exemple très concret de ce regard sociologique.
Il est en revanche des milieux où cette conformation au modèle chic et classique est important : la banque, l’assurance, le droit et les affaires. Certes il est toujours possible de travailler dans ces sociétés et de rester plouc. Mais l’inverse est plus vrai. Y être chic et correctement vêtu est une carte de visite invisible, une pratique sociale formelle !
Dans ma pratique quotidienne de tailleur, j’emploie de manière directe et parfois provocante cet artifice comportemental. J’avais récemment un jeune homme dans la boutique qui venait faire un nouveau costume. Juriste en droit des affaires et fiscal, il essayait pour la première fois la demi-mesure, poussé par un proche. Pourtant, il ne voyait pas la différence entre le costume que je lui faisais (entoilé donc léger, dans un vrai tissu de laine, aux finitions discrètes et soignées dont la boutonnière milanaise à la main et aux dimensions classiques) avec son costume The Kooples (noir dans un tissu brillant mais fané, aux surpiqures vulgaires et aux dimensions franchement étriquées).
Quel comble. Comment peut-on ne pas voir la différence. C’est comme ne pas voir la différence entre Flunch et Le Grand Vefour ! Enfin il voyait bien la différence formelle mais ne pensait pas à la différence informelle, à la différence sociale en somme. Il ne voyait pas encore la plus-value en terme d’allure et de non-dit. John Rockefeller durant la crise des années 30 répondait à la question « s’il ne vous restait que 1000 dollars que feriez-vous avec ? » : « Je m’achèterais un costume de couturier car avec ça vous vous sentez invincible pour re-conquérir le monde.«
J’ai alors utilisé l’argument ultime. L’argument massue ! De manière directe voire un peu brute. Je prends parfois mes clients avec peu de pincettes. Remettre de temps à autre (aussi peu que possible !) à sa place un client un peu compliqué est salutaire (pour les deux du reste).
« Pensez-vous vraiment que l’associé-gérant de votre cabinet, les pontes du dernier étage, les grands avocats que vous aimez et regardez dans The Suits (la série) soient habillés comme ça ? »
Cette proposition tout sauf sibylline résonna dans sa tête. Et non fut sa réponse.
Il m’a commandé un autre costume…
Bonne semaine. Julien Scavini
Savoureux.
Le laisser-aller est un peu comme la tolérance; ceux qui en font profession ne supporte que rarement une différence.
Très bel article.
Il me semble que J.D Rockfeller ajoutait qu’ainsi il serait pris aux sérieux par ses ouvriers et également par les banquiers qui pourraient lui prêté de l’argent. Décidément un homme avisé.
Je travaille dans l’assurance et (trop) rares sont les hommes bien habillés. Mais au moins ne fait on pas de remarques si on fait attention à sa tenue. Il me tarde de voir ce que mon premier costume de chez JS va donner.
très bel article.. et si bien écrit …j’adore votre humour
Encore un très bon article avec lequel je ne peux être que d’accord puisque que je partage nombre de constations. Il n’est pas toujours aisé de vivre ou d’assumer sa ou ses déviances surtout lorsque
l’individu manque d’expérience ou d’assurance.
Il est d’ailleurs assez étonnant (mais sans doute pas surprenant) que ce besoin de liberté, cette émancipation des années 70 ait finalement conduit à une mise en avant du ‘paraitre’, à cette prédominance du ‘luxe bling bling’ comme un retour de bâton ou un contrecoup schizogène.
Comme je compatis! Je suis assez jeune (19 ans) et un jour en revenant en province après une semaine l’université, j’entendis la conversation de jeunes à coté de moi. L’un des deux était en costume et disait que ce qui était embêtant avec les costume, c’est que s’il prenait un ensemble censé être à sa taille, les manches étaient trop longues. L’autre lui dit alors de prendre la taille en dessous, et le premier lui répondit qu’alors ça plissait aux épaules. N’en pouvant plus je leur dis qu’il n’ont qu’a faire leurs retouches chez un couturier, mais ils me demandèrent si cela était plus cher que les retouches chez C&A, et si mon costume en laine super 130′ était « De la laine ou s’il y avait du polyester dedans ». Je me demande à quel moment les étudiants de droit apprennent ce qu’est un vrai costume?
Un étudiant en Histoire.
Les étudiants n’apprennent pas ce qu’est un vrai costume…
Très bon article !
Je note juste quelques coquilles : « le control social » dès le préambule, et la – géniale – série que vous citez n’est pas The Suit mais Suits. Un bonjour à Harvey Specter de ma part 😉
Tres interessant. L’essai de philosophie sur ce théme appelé ici controle social été fait par Nietzsche dans : » la généalogie de la morale ». L’auteur y donne une autre définition du peuple. Le peuple pour Nietzsche c’est la partie de nous qui répond ce qui est nécessaire de répondre pour appartenir au groupe social auquel on a envie de se rattacher,d’appartenir. Une sorte de dictature de la majorité.
Nicolas
Merci tout d’abord pour ces articles si bien écrits et aussi agréables à lire qu’utiles. Vos conseils m’ayant maintes fois servi par le passé, je tenais a vous soumettre deux questions qui me sont venu à l’esprit. Que pensez vous de la veste à col mao, et dans un registre totalement différent, pensez-vous que l’élégance soit accessible à toutes les bourses, et si oui, pouvez-vous donner quelques exemples de possibilités de marques proposant des mises élégantes et accessibles même aux moins fortunés d’entre nous ?
Bonjour,
la veste à col mao est une trouvaille difficile, que seuls certains peuvent porter avec grâce. Il est nécessaire d’avoir du recul et de ne pas la porter dans un esprit guindé, ce que cette veste est pourtant. L’exemple de Pascal Lamy est édifiant de nullité à ce sujet. Je dirais même plus, il faut habité le pays des chinois pour porter cette veste chinoise 🙂
Pour des marques peut chers, il n’en existe pas. Seulement il faut louvoyer d’une solde à l’autre, d’un article classique à l’autre, par delà les marques. Un de mes premiers articles, que je vous laisse retrouver (ça ne coûte pas plus cher de bien s’habiller, ou un titre quelque chose comme ça), faisait un descriptif d’une tenue chic et absolument peu cher. L’état d’esprit compte beaucoup, de même que la situation. On peut être bien habillé d’un beau chino Gap bien repassé associé à une simple chemise Boggi et à des mocassins à picots Bexley !
Sauf erreur de ma part, est-il concevable d’écrire « il faut habité » et « Pour des marques peut chers »?
J’ai personnellement trouvé l’anecdote triste et peu rayonnante. C’est avec dépit que je constate que dans notre société actuelle, les individus détenteurs d’un capital culturel supérieur dénigrent ceux en étant dépourvus. Lorsque je vois le commentaire d’un jeune homme, de 19 ans seulement, raconter son aventure avec une sonorité teintée d’arrogance à mes oreilles, cela me laisse interrogateur sur l’ambiance qui peut régner chez les sartorialistes.
Dites-moi si mon message suinte le bien pensant ou la bêtise. Je ne cherche qu’à comprendre votre point de vue.
A Monsieur Scavini.
Monsieur,
Votre article est fameux. La prose est savoureuse et le style est évidemment présent. Vos lecteurs ne peuvent que vous encourager à poursuivre dans cette voie.
Cordialement,
Stéphane Mettetal.
Bien le bonjour, Monsieur le Tailleur.
Comme il m’est amusant d’observer votre démarche !
Ancienne costumière de théâtre, vous me replongez dans cet univers de questionnements en chaine.
Vos formations, votre curiosité, vos désirs de contact humain et de création trouveraient à s’y exprimer pleinement. Je vous l’assure, si peu que vous croisiez un métreur en scène exigent et réceptif, vous prendrez un plaisir goulu à définir « LE » costume idéal.
Tous ces impératifs insurmontables que vous allez rencontrer, vous stimuleront, vous nourriront et révèleront vos talents insoupçonnés qui sommeillent encore. Cela demandera beaucoup d’énergie, mais vous me paraissez ne pas en manquer !
S’il vous plait, pour notre plaisir, et le votre, osez la scène et particulièrement celle de théâtre, bien plus complexe et ardue, mais si jubilatoire !
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A ce propos:
http://www.lefigaro.fr/mode-homme/2015/02/23/30007-20150223ARTFIG00132-pourquoi-le-style-des-hommes-politiques-francais-est-il-si-important.php
«Aujourd’hui, l’habit du pouvoir, c’est costume anthracite, chemise blanche et cravate bleue, décrypte Dominique Gaulme. On ne voit plus de carreaux, très peu de cravates rayées, moins de boutons de manchettes»
Petit commentaire très tardif concernant cet article.
Je suis jeune avocat, et je constate que, le dress code ayant totalement disparu dans les cabinets d’avocat, la manière dont s’habillent aujourd’hui les avocats est vraiment affligeant.
Le costume a complètement disparu, ce qui laisse recourt à l’imagination la plus libre vers des fautes de goûts.
Je trouve cela triste que même dans une profession assez statutaire et perçue comme « noble », le costume ait totalement été délaissé.
Bonne journée,
Lavocat
La robe camoufle bien par la suite !