Y’a-t-il une raison de faire une grande-mesure ?

Je n’avais jamais osé écrire sur ce sujet. Car avec ma position de faiseur de demi-mesure, je me trouvais mal placé pour répondre. Toutefois, le temps passant, je me fais de plus en plus ma petite opinion sur le sujet. D’autant que de la grande-mesure, j’en commercialise un peu et avec succès. C’est un tailleur à la retraite qui prend plaisir à la faire, pour servir aux mieux les clients qui me le demandent. Et par ailleurs, je continue années après années de réaliser moi-même, pour un ami, une grande-mesure. Une seule. J’adore et je peste en même temps. C’est un travail long et je manque de temps. Pour réaliser ces étapes à la main, le problème crucial est d’avoir de longues plages de temps libre, au moins 4h en continu, histoire de pouvoir se concentrer sur des pans complets de l’ouvrage. Or avec une boutique, on est continuellement pris. Et d’ailleurs, c’est aussi bien pour le chiffre d’affaire!

Donc, y’a-t-il une raison objective de faire une grande-mesure?

La question m’a été posée récemment et de manière insistante par un client me commandant par ailleurs d’excellences demi-mesures.

En même temps, un client hier qui essayait une demi-mesure très équilibrée, m’a amusé avec une remarque. Il me parlait de son plaisir à fréquenter Rubinacci ou Drake’s pour les bons accessoires. Et je l’imagine par ailleurs, il n’est pas tout à fait désargenté… Je lui ai donc demandé pourquoi ne pas faire des grandes-mesures, plus dignes et statutaires vu les maisons qu’il fréquente. Tout de go, il m’a répondu « je n’en ai jamais ressenti le besoin, d’autant que ce que vous me taillez est parfait, et suffisant« .

Dont acte.

C’est donc une première partie de la réponse, appuyée ensuite par une réflexion que m’a faite un peu plus tard John Slamson : « lorsque l’on a un physique standard, bien fait, il n’y aura que peu de gain objectif« .

J’ai toujours pensé que cet argument était vrai. La demi-mesure, dans une immense majorité des cas arrive à un bon résultat. Et si le premier costume est perfectible, l’avantage est de pouvoir faire évoluer quelques paramètres pour arriver à du très bon sur le deuxième costume. Généralement, les physiques étant de nos jours relativement normés, il est possible d’avoir quelque chose de très honnête en demi-mesure. Et parfois plus honnête que le travail du petit tailleur de quartier dans les années 40 et 50… Par extension, le beau prêt-à-porter, avec quelques retouches bien senties, pourra tendre à l’excellence. Un costume Canali, bien travaillé, donnera d’excellents résultats. Le seul bémol est qu’il est impossible de choisir son tissu avec une doublure et des poches particulières.

Qu’apportera objectivement une grande mesure par rapport à une demi-mesure?

Quelques plis en moins. Soit en gros, 1000€ le pli.

Voilà une phrase lapidaire que l’on va longtemps me reprocher. Mais je la pense véridique. Une bonne demi-mesure, un peu poussée vaut 1000 à 1500€ disons. Une grande-mesure, dans les 3500 à 7000€ suivant les ateliers. En fait, cela revient à payer 1000€ par retouche, d’un pli d’épaule ici, d’une imperfection sur la cuisse du pantalon là, d’une brisure disgracieuse de la manche enfin. C’est ce que valent ces plis disgracieux que la demi-mesure ne peut complètement effacer. 1000€ du pli!

J’ai bien conscience qu’en demi-mesure il existe un moment où il faut savoir arrêter de retoucher. Car à force de retouches, la veste tombera de moins en moins bien. Et puis le prix n’intègre pas 70 retouches! Sinon, c’est de la grande mesure. Payer 3500€ et plus, c’est s’offrir l’expertise du tailleur grande-mesure. Une expertise de très haut niveau, fruit d’années d’expériences, une expertise à même de tendre le tissu sur le corps d’une manière impeccable.

A vrai dire, se poser la question de la dépense, c’est affreusement petit-bourgeois. C’est une réflexion ayant pour idée de fond « mon investissement est-il rentable? » ou « mon envie équivaut-elle mon investissement? », ce qui est d’ailleurs encore pire.

Voici donc ma conclusion du strict point de vue financier. C’est un point de vue objectif et banal. Vous payez la perfection, c’est à dire que vous payer le prix d’un aller-retour à New-York pour deux, pour corriger un pli curieux de tissu. Une retouche de luxe! J’espère que cette métaphore est assez cru pour bien marquer les esprits chagrins!

Car, il y a un car…

Il ne faut en aucun cas essayer de comparer la demi-mesure et la grande mesure. Ce n’est pas la même chose !

Y’a-t-il une raison objective pour départager une Renault Clio d’une Rolls-Royce Phantom? Non, les deux ont quatre roues et un volant, le chauffage et des phares pour la nuit. Avec les deux, vous pouvez aller d’un point A à un point B en respectant les limites de vitesses.

Seulement, ce n’est pas la même chose.

La grande-mesure, c’est un état d’esprit, l’expression d’une volonté et d’une envie. Il n’y aucune question à se poser.

Le simple fait de poser la question  » y’a-t-il une raison de faire une grande-mesure? » indique qu’il y a déjà une incompréhension de la chose. J’oserai même dire que mentalement, l’idée n’est pas mûre! Si l’on réfléchit à la justesse de ‘claquer’ – passez moi l’expression – 3500€ ou plus dans un vêtement, c’est qu’il ne vaut mieux pas le faire.

Les quelques collectionneurs de voitures anciennes – et très onéreuses toujours – que je connais ont en commun de tous avoir acheté la leur sur un coup de tête. Car si vous commencez à réfléchir à la chose, vous restez bien au chaud sous votre couette.

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Se faire faire une grande-mesure, c’est faire une expérience, c’est prendre part à l’expression d’un savoir faire ancestral. C’est participer à une philosophie de vie. C’est être heureux de faire travailler des ouvriers qualifiés, pensons à eux! Des savoir-faire coûteux.

Je disais que la grande-mesure est un état d’esprit. Je rajouterai donc surtout que la grande mesure est l’expression d’un portefeuille bien rempli.

L’immense majorité de mes clients en grande-mesure, et probablement des clients Camps De Luca ou Cifonelli, ne savent pas tellement ce que grande-mesure veut dire. Ils viennent simplement chercher un service qui correspond à leur niveau de vie. Ils ne se posent pas la question de savoir si la demi-mesure est mieux ou moins bien. Ils préfèrent ce qui leur semble mieux directement. Et l’argent ne compte pas vraiment, ils payent comptant dès la commande. Et d’ailleurs font faire des costumes gris ou bleu, tout simples. La dépense répond à un besoin, doublée d’une envie d’excellence. Point.

A l’inverse, je ne suis pas sûr de bien comprendre un client au portefeuille serré qui d’un coup dépenserait trois ou quatre mois de salaires pour réaliser un élément de penderie. D’autant plus si ce client, c’est le cas de quelques jeunes que je connais, ne travaille pas en costume. Là, je reste sans voix. A part si l’on utilise l’argument du plaisir, « se payer une tranche de vie pas ordinaire« . Alors, soit…

Ainsi donc, nous ne sommes plus dans le réfléchi, ni dans l’utile. Il n’y a alors pas à ce poser cette fameuse question. Il n’y a pas à rationaliser.  La grande-mesure objectivement apporte peu de chose. Moi je suis capable de reconnaitre dans la rue une grande-mesure. Je suis capable de voir la netteté supérieure d’une épaule ou ce coin de revers émoussé.  Quelques clients, quelques amis le peuvent, mais ils sont rares. Si vous êtes assez fin pour vous-même en reconnaitre une, alors vous êtes mûrs certainement. Mais si vous en faites faire une et que vous ne voyez pas la différence avec un costume industriel…?

La grande-mesure, c’est le plaisir de l’indicible. C’est une quête du beau à l’état pur, entre un grand vin de Pomerol et un service à dessert de la manufacture royale de Meissen. C’est au dessus de l’utile et de l’agréable. (Suivant le portefeuille bien sûr).

Car au fond, ma grande crainte, est de décevoir. Un client il y a quelques temps m’avait demandé  » s’il-y-a une raison de faire une grande-mesure? » Je lui avais répondu, « faites-en une »             . Je sais qu’il a de l’argent, aussi y-suis-je allé directement en lui proposant ce service. Finalement, après une première veste élégante, il est revenu pour une demi-mesure en me disant « franchement j’vois pas la différence« . Et ce n’est pas un philistin, c’est même quelqu’un d’érudit et de gentil. Son jugement est dénué de toute méchanceté ou ressentiment. Depuis on enchaine les vestes d’été et d’hiver, les tweeds et les soies avec amusement.

Vous le voyez donc, il n’y a aucune question à se poser si vous voulez faire une grande mesure. Il ne faut en aucun cas chercher des arguments rationnels. Le domaine du goût et des couleurs ne se discute pas. J’essaye d’être le plus direct possible pour vous faire toucher du doigts le sujet avec profondeur. Internet est une superbe machine à rêves et très vite, à force d’instagram et d’étalage de richesse, on voudrait ressembler à un riche tycoon new-yorkais ou à un mannequin de ‘The Rake‘, pour aller faire le kéké aux dandys night du Plaza Athénée.

Si vous avez l’opportunité et l’argent ou l’envie et le désire, foncez.

Si vous commencez à vous poser la moindre question, dépensez votre argent ailleurs!

C’est mon avis, il se discute!

Bonne semaine, Julien Scavini

6 réflexions sur “Y’a-t-il une raison de faire une grande-mesure ?

  1. Cesar 3 décembre 2019 / 01:06

    Il y a 18 ans alors que j habitais la banlieue de lille, je passais devant la vitrine d un tailleur qui me semblait “de quartier”. Un jour que je rentrais de la conduite de l’ecole plus tôt que d’ordinaire, Je pris le risque d’entrer . Mr Vantomme m’acceuillit de façon charmante et je lui demandais le prix d un costume . J ai oublié le prix mais il était abordable. J’en fis 3 ou 4 sur une période de 6 ans.
    Il prit sa retraite et alors que je cherchais à réduire la taille (j’ai maigris) j’appris qu’il avait pris sa retraite
    Le couturier qui examina mes costumes pour les réajuster me demanda d’office « mais où avez vous fait réaliser de tels ouvrages ? »
    J’appris que mon tailleur avait été professeur à l’époque des écoles de confections sur mesure.
    Je porte toujours ses costumes , les points, boutonnières et revers sont cousus main. J’ ai eu la chance de le connaître , je n ai pas payé 3500 euros mais je sais ce qu est le grand mesure .
    Vous avez raison c est autre chose , c est incomparable, mais je suis plutôt de la catégorie qui ne fait pas assez la différence pour acheter de grand Mesure qui sera, in fine, trop cher pour moi.

  2. Vanderveken- Vanauberg Christiane 3 décembre 2019 / 08:15

    Bonjour Monsieur,
    Excellent article comme d’habitude .
    Et oui, vous avez raison….j’apprécie vos arguments… et c’est la même chose dans les vêtements Dame…. je ne suis pas tailleur mais couturière et j’avoue m’être essayée une fois à faire un costume homme … heu … portable tout au plus… Tailleur, c’est un métier, un savoir faire spécifique … et il faut continuer à le faire vivre.

    Bravo à vous pour toutes vos explications et vos avis
    Bonne journée

  3. Gil 3 décembre 2019 / 21:21

    Ajoutons qu’en grand mesure vous payez pour un style a priori unique (bien qu’il puisse aussi être commun) et une écoute et des possibilités de personnalisation à l’infini. En a-t-on pour son argent ? Cela dépend de vos moyens et du tailleur (car n’est pas CdL qui veut).

  4. ManezHaundi 3 décembre 2019 / 23:14

    Je trouve que c’est encore plus vrai en ce qui concerne les chaussures. Objectivement pourquoi aller sur du sur mesure quand on peut trouver les meilleurs cuirs et une multitude de formes chez les grands chausseurs du prêt à chausser ?

  5. Vincent L 5 décembre 2019 / 12:24

    Je reconnais les grandes mesures en allant à l’Opéra Garnier, c’est très beau, mais je ne dépenserai jamais autant pour un costume. Je crois que Bruno Le Maire a un costume Cifonelli en demi-mesure à 2000 euros, je pense que c’est une somme « correcte » après il faut être fortuné pour se permettre ce genre d’expérience !

  6. Lydie Guillet 10 janvier 2020 / 10:39

    Bonjour,

    Et bien je crois que je vais vous bousculer un peu dans vos pensées, et j’espère dans un bon sens. En effet, J’ai orienté mon travail vers un retour aux sources, vers une base plus saine à mon sens. Je crois du coup être un ovni dans les professions de la couture. Car somme toute, la société a tellement catégorisé les métiers, mais sans compter ses propres changements d’évolutions.
    Je m’explique:
    Je suis costumière, et je réalise sur mesures des vêtements pour le quotidien (et non le spectacle) pour des particuliers. Mes créations reprennent en fait les modes du ou des siècles passées, avec leurs savoirs-faire correspondant. Mes clients sont pour moitié, des mordus du vintage, sinon, il s’agit de « monsieur et madame tout le monde », en recherche de la qualité et de l’élégance d’autrefois. Et donc, je réalise en grande mesure des complets pour des plombiers, des garagistes, .. et oui ! Ces messieurs, comme de plus en plus de femmes aussi, préfèrent mettre leur argent dans ce qu’il y a de plus sûr en qualité, d’être écouté dans leurs moindres désirs et rêves, trop déçus de ce qu’offre les industriels et les magasins. Ces clients, plus modestes ont l’avantage de bien comprendre la valeur du travail que n’importe quels bureaucrates, car ils sont eux mêmes artisans, etc … Alors certes, ils veulent s’offrir leur costume du dimanche, peut être le seul; quoiqu’ils se prennent très vite au jeu de l’élégance! Mais étant la plus grosse clientèle des marchés, je ne m’inquiète pas là-dessus..
    Voilà, je redonne l’accessibilité du savoir faire ancestrale, relégué au luxe, aux théâtres (et encore !), aux reconstitutions historiques,… Les gens veulent retrouver les tailleurs et les couturières des quartiers, ces artisans racontés avec regret par les anciens. Mais lorsqu’ils s’adressent à certains ou certaines, la déception est là, car le travail proposé ne correspond pas à l’idée de l’élégance qu’ils se font. Mais ça, c’est une autre bataille..
    Pour en revenir à nos moutons, la demande est là, réelle. Mais c’est les industriels peu scrupuleux qui y répondent, où les rares maisons de luxe qui les snobent. Les gens ne savent plus vers qui se tourner..
    Voilà. Il y a des choses, des concepts à réfléchir, à revoir, des réformes à travailler. J’ai commencé, d’autres veulent aussi, une première réunion a été concluante. J’espère que 2020 va être le début de grands changements dans le monde de la mode.

    Au plaisir

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