Arte est une chaine que j’ai grand plaisir à regarder. En particulier d’ailleurs hier lorsqu’elle a diffusé les neufs symphonies de Beethoven en direct de grandes villes européennes. Quelle riche idée culturelle.
Il se trouve qu’elle diffuse une petite série documentaire intitulée « Faire l’histoire » et que l’un des épisodes est consacré à notre sujet préféré, « le costume–cravate » . Passionnant sur le papier. A tel point que plus d’un client ou ami m’en ont parlé. « Alors qu’en penses-tu ? » Je ne voulais par regarder car je me méfie du traitement grand public de mon sujet adoré. Et puis il faut bien que je me sorte la tête de ce sujet aussi de temps à autre…! Mais enfin, cela me travaillait, j’ai donc regardé.
Pour ceux qui n’ont pas vu, voici le lien vers l’article de Slate et vers la vidéo :
http://www.slate.fr/story/208430/costume-cravate-uniforme-monde-moderne
Je dois dire ne pas avoir été déçu. Ah ça non. J’ai retrouvé absolument tout ce que j’avais détesté à la fin de mes études d’architecture. Sous couvert d’aborder les sujets sans pré-conscience, sans a priori, sous couvert de déconstructivisme heureux, on assiste en fait à un exposé orienté de manière absolument délirante… Et bien construit.
L’histoire du costume cravate occidental est totalement bâclé. To-ta-le-ment. Les raccourcis sont monstrueux, où le paletot est présenté comme un évènement fondateur (alors qu’il est pourtant un instant fugace de l’histoire du vêtement de dessus), où les dates sont plus qu’approximatives (il parle de 1880/1900 puis après d’une gestation 50 ans plus tôt), où la forme épaulée des années 30 sert à englober toutes les époques (alors qu’en est-il de l’épaule molle et emboitée des années 1920 et non construite des années 1900?). En oubliant la précision du vêtement d’avant et sa lente évolution chez les tailleurs.
Cette histoire occupe moins d’une minute du documentaire. Et elle est très peu étayée. Avec peu d’illustrations chronologiquement présentées. Pourquoi allez-vous demander?
Simplement car ce document, et cet historien Manuel Charpy, ont un autre but que de faire de l’histoire. Il veulent instrumentaliser cette histoire. Ils veulent tels des architectes de l’histoire, faire la leur. Raconter et y plaquer un discours. Sous couvert d’impartialité historique, ils l’éludent tout simplement.
Et pour quel discours? Bien sûr toujours le même, celui d’une révolution permanente et d’une lutte des classes et/ou des sociétés.
Le costume serait né dans l’industrialisation américaine? C’est nier la recherche esthétique et de confort chez les anglais, de l’aristocratie comme du bas peuple victorien et post-victorien.
Le costume serait une invention sortie de nulle part et imposée? C’est une vision universitaire à laquelle je me suis confronté et heurté déjà. Ce n’est absolument pas ma vision. Le costume moderne est pour moi le fruit d’une lente évolution des modes de vie et des modes de production dans le seconde moitié du XIXème siècle. Et non une révolution d’un instant.
Le costume permet de créer une frontière entre les riches qui font du sur-mesure et ceux qui devaient prendre de la confection. Pardon, mais au début du siècle et jusque dans les années 50, les tailleurs étaient légions. Et ce qui faisait la frontière entre riche et pauvre était plutôt les vêtements neufs versus ceux de seconde ou troisième main. Jusqu’aux fripiers.
C’est oublier par ailleurs qu’entre 1918 et 1970, avant l’avènement des nouveaux tissus et des nouvelles manières de produire, on ne savait tout simplement pas produire grand chose d’autre qu’un complet veston. C’était la forme de l’instant, comme la doudoune t-shirt aujourd’hui.
Enfin la cravate et les accessoires sont mis dans le même sac conceptuel que le costume, alors qu’ils étaient déjà là avant (comme les cols durs ou les boutons de manchettes) et qu’ils disparaissent avant lui. Une histoire séparée eut été plus honnête.
Il dérive après sur la notion de col blanc versus col bleu, ce qui est alors un discours sur l’utilitarisme du vêtement, son usage. Un ouvrier on se doute bien, n’allait pas mettre un fin tissu peigné pour travailler en chaine. Il utilise Chaplin dans Les Temps Modernes à des fins de lutte sociétales là où moi je vois surtout une volonté cartoonesque typiquement américaine de faire des stéréotypes esthétiques.
Mais enfin bref, je ne vais pas faire l’histoire du costume ici en réponse au documentaire.
Non, car je préfère pointer les travers inexcusables de ce documentaire affreusement orienté, voire même… politisé.
Je rappelle que ce documentaire est très court.
Et en si peu de temps, il coche absolument toutes les bonnes cases … pour des téléspectateurs habitant boulevard Beaumarchais… Après avoir bâclé l’histoire de l’objet, il est préférable de lister tous les contre-exemples et les raisons d’abandonner le costume, cet affreux colifichet occidental d’homme blanc. Donc, en premier : le costume-cravate fut imposé aux japonnais et aux turcs par leurs dirigeants… les pauvres. Puis le costume-cravate fut banni lors de la décolonisation en Afrique car il était trop signifiant. Heureux hommes libres. Puis, le costume-cravate fut déconstruit par Mao dans le même esprit. Quelle époque formidable ! Comme si réussir l’exploit de parler de colonisation dans un documentaire de 14min sur le costume n’était pas suffisant, il a fallu parler de … guerre de sexes. Et puis de groupuscules Arts & Craft allemands du début du siècle. Et puis finalement d’anticapitalisme. Évidemment, apothéose de l’orientation scénaristique, une photo de Donald Trump hilare avec une cravate moche fait son apparition à l’image. Une succession de clichés.
C’est hallucinant cette capacité sur un petit sujet aussi simple historiquement, à rameuter autant de poncifs. J’en suis encore bouche bée. Et sidéré. Et triste. Faire l’histoire du costume masculin, dans ses grandes lignes, sans se perdre dans des micro-modes locales, en partant de Beau Brummell pour aller jusqu’à aujourd’hui, n’est vraiment pas difficile. Une histoire coulante et simple, qui parle d’abord et avant tout de la vie des hommes et de l’évolution de leur société. Une histoire d’un habit d’occidental destiné aux occidentaux et à leur mode de vie. Une histoire de nos pères, grands-pères et arrières grands-pères. Une histoire de nos villes et de nos commerces. Une histoire avec un détour par le vêtement militaire. Et une histoire de notre démarche de production.
Enfin et surtout, ce que ce documentaire loupe, c’est une histoire de la beauté. Le costume est un artefact de notre société visant à rendre le corps beau tout en le couvrant. Comment allier l’utile à l’agréable. Jusqu’à ce qu’en effet, l’agréable soit vécu différemment à partir des années 70. Le costume-cravate occidental, c’est une histoire du beau en partage. De l’ordonnance d’une société à son individualisation. Mais évidemment, à voir comment cet historien ose s’afficher à l’image, des images qui resteront de lui, on se doute bien qu’au fond, le beau ne l’intéresse pas !
Julien Scavini
Merci pour ce coup de gueule qui fait du bien. Malheureusement le discours politique est partout, en particulier chez ceux qui se prétendent neutres. C’est épuisant et triste. Courage ! Continuez ! Ne lâchez pas ! Et merci pour votre lettre qui nous met toujours du baume au cœur. Bien cordialement. Gilles Winckler
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Comme j’ai bien fait de rater cette horrible chose!
Avez-vous écrit à ARTE? Il n’est pas impossible qu’ils réagissent.
J’ai tout lu d’une seule traite et j’en suis bouche bée ! je pensais Arte capable de mieux…
L’instrumentalisation politique est vraiment un moyen méprisable de passer le rouleau compresseur sur la réalité de l’Histoire.
Quel sentiment de tristesse quand on aperçoit un peu ce qu’est véritablement le monde de l’habillement masculin…
Ce type de reportage ne me surprend pas de la part D’ ARTE qui par ailleurs fait de bonnes émissions. Mais leur côté « politiquement correct « est souvent source d’info orientées.
Merci de ce retour TV. Vos articles sur l histoire du vêtement sont supers avec de belles illustrations Alors point besoin d émission tv , un beau livre glané sur le sujet oui certainement pour compléter votre regard sur un sujet passionnant où l on peut aborder mille choses, économie, classes sociales, loisirs, relations homme femme etc… tout ça avec une pièce pièce d étoffe! Bien à vous.
Cher M. Scavini,
Visiteur assidu de ce blog, et donc de passage ici dans l’espoir de lire un nouvel article, l’ironie du sort fait que je viens justement ce soir de voir ce documentaire et j’en suis ressorti avec la même vive déception, pour les mêmes raisons que vous: aucune analyse du vêtement, rien sur l’Angleterre (mon deuxième pays quand même, qui a presque inventé le costume), un véritable salmilagondis de dates comme vous l’indiquez, des inexactitudes historiques (sur le Japon par exemple, pays de ma femme), puis summum avec Mobutu et Mao comme contre-culture décoloniale au costume, il fallait oser! Alors qu’aujourd’hui, porter le costume est quasiment un acte de contre-culture contre la mondialisation du look t-shirt-jeans-baskets-doudoune! Merci d’en avoir si bien traité ici. Tout à fait d’accord avec les autres commentaires, c’est du rouleau compresseur.
Cordialement,
M.O.H.
Bonjour Julien,
Je suis, comme l’indique mon surnom choisi avec une autodérision certaine, militant que l’on pourrait qualifier « d’extrême-gauche ». Et pourtant, j’aime le vêtement tel que tu en portes l’idée sur ce blog. J’ai parfois relevé le sourcil à la lecture de tes saillies vaguement politiques, mais ma foi, ça reste de bonne guerre, je ferais pareil si je devais tenir un blog (tout humour est politique, je taillerais volontiers le bourgeois si j’avais un site internet!).
Concernant cette critique maintenant, je suis absolument d’accord avec toi sur la malhonnêteté de ce reportage. D’ailleurs, de nombreux intellectuels historiques de gauche étaient d’une élégance rare (bien qu’affectant une décontraction parfois pas tout à fait sartoriale). Quant au passage sur la guerre des sexes… Quel dommage! Je connais plusieurs femmes qui intègrent avec succès indéniable les codes du vêtement masculin dans leur garde-robe et je les encourage volontiers à explorer leur expression de genre comme bon leur semble (il en va de même avec les hommes d’ailleurs, j’ai choisi personnellement de m’habiller de façon tout à fait masculine, mais l’élégance est parfois aussi dans la transgression).
En bref, je souhaite te donner par ce commentaire l’assurance que ton public de gauche, peut-être restreint je n’en sais rien, existe et n’est pas de l’avis de ce documentaire. L’habit a peut-être toujours été du côté des classes dominantes, mais au XXIe siècle l’est-il encore vraiment? On peut se le demander quand les nouveaux riches viennent de la Silicon Valley, la vallée de l’inélégance.
Arte
Sol y sombra…
Effectivement, l’approche sociologique est complètement loupée
Vous avez tout dit
Pour ceux qui sont intéressés par une vraie analyse de notre comportement vestimentaire, je recommanderais le livre excellent du sociologue Richard Sennet “les Tyrannies de l’intimité”
Merci de la référence !
Les réactions à ce documentaire, dont cet article, démontrent sa qualité : le bourgeois que vous êtes, le bourgeois qui vous lit, est horrifié que l’on ose déconstruire sa domination.
ahah merci pour cette tranche d’humour. Je vous laisse avec votre jean t-shirt, probablement une autre forme d’asservissement…. à quoi? à l’argent? à la désindustrialisation occidentale? à l’esclavage moderne de pays sous-développés? à la laideur en partage? Ne vous inquiétez pas pour moi.