C’est une question que l’on me pose assez souvent. Mais d’où vient le cran parisien? Pourquoi l’est-il d’ailleurs ? La première chose à faire est de caractériser cette forme de revers de veste.
Le cran parisien désigne la forme particulière que prend l’encoche séparant – ou liant – le revers de la veste et le col. Posons d’abord le référentiel, soit le cran normal, que les anglais appellent « notch lapel », formant une sorte de coin à presque 90°. Dans ce cran, la ligne d’anglaise (la couture liant revers et col, en rouge) est rectiligne et descendante. Le col lui épouse l’anglaise, puis s’en éloigne d’un coup, formant le cran ouvert. C’est la contre-anglaise, en vert.
Dans le cran pointu, une autre forme traditionnelle issue de l’École anglaise, la ligne d’anglaise se brise en deux. Elle est d’abord descendante, puis montante. Et le col épouse cette anglaise. Par couture d’abord, par simple jonction ensuite. Voyez ces schémas :
Le cran parisien se caractérise par une ligne d’anglaise brisée, descendante d’abord. Et moins descendante ensuite. Elle vient « taper » le bord du revers en formant un angle à 90° environ. Le col épouse l’anglaise, puis à l’instar du col normal, s’en éloigne. Mais s’en éloigne relativement peu.
De fait, l’ouverture du cran est légèrement plus fermée. Il existe quelques variantes, suivant les tailleurs, ou suivant que la veste est 2 ou 3 boutons. L’équilibre y est très subtil, entre dessin pur et lignes moches. La symétrie est très importante aussi. Et ce cran présente mieux s’il est un peu plus bas. Sur mon petit schéma ci-dessous, on pourrait penser que le canonique, à la Camps de Luca est ne n°2 et le Smalto, quelque chose entre les deux derniers :
Globalement, le cran parisien se caractérise donc par une ligne d’anglaise brisée et un cran peu ouvert, que les italiens appellent « bouche de loup » ou les anglais « bouche de grenouille ». Et je crois avoir entendu bien d’autres termes que j’ai oublié. D’une certaine manière, le col du polo-coat est une forme de cran parisien.
Toutefois, est-ce à Paris que l’on a inventé ce cran ? Certainement pas. Mais c’est à Paris qu’il est resté une forme de tradition, remise au goût du jour dans les années 60/70 par un certain Joseph Camps, qui eut un élève, Francesco Smalto. D’une certaine manière, tous les deux ont creusé le sillon de ce revers élégant. Qui n’était pas le revers des autres tailleurs avant et après. Evzeline, Cardin, Cifonelli n’utilisaient pas cette forme. Que vous n’avez pas vu sur Jean Gabin, ni Alain Delon, ni Philippe Noiret.
Les frères Grimbert chez Arnys avaient mis ce revers à l’honneur, mais cela uniquement sur la fin, après l’an 2000. Car avant, les vestes Arnys n’étaient pas ainsi coupées. Mais en revers anglais normal. La tradition infusait un peu et devenait distinctive. Marc Guyot est de ceux qui ont vu l’intérêt de cette ligne de revers et en ont fait un argument esthétique. Le tailleur japonnais Kenjiro Suzuki a aussi compris l’intérêt de cette ligne.
Quelques Présidents africains, le Roi du Maroc, et d’érudits industriels ont vu aussi là une griffe caractéristique, qui ne fait pas costume anglais. Admirez ci-dessous, Omar Bongo. Félix Tshisekedi. Macky Sall. Paul Biya. Patrick Drahi. Globalement, les états d’Afrique francophone sont plus enclins à aimer le cran parisien. Al Sissi en Egypte s’en fiche bien. Que de beaux costumes finement coupés n’est-ce pas :





Ce cran parisien est une marotte des tailleurs de la capitale française depuis les années 70 disons. Toutefois, on en trouve des traces auparavant. Et pas qu’en France. Aux États-Unis, il était une forme assez répandue en fait. Admirez ce portrait officiel de Richard Nixon :
De mon côté, j’en avais vu un dans Columbo, très ostentatoire, très opulent. En fait pour les tailleurs, il semble que cette forme est / était une sorte d’étude technique et esthétique, entre le cran classique et le cran en pointe. Une variante du cran en pointe en fait. Et encore avant les années 70, dans les années 1920, cette forme de revers était utilisée. Même assez caractéristique des années 20. Voyez Charly Chaplin et deux fois Rudolf Valentino :



Lorsque la télévision diffuse des images d’archives des années 20, je me mets à scruter très attentivement l’image, les personnages et les arrières plans. Non pas que j’y cherche un copain perdu de vu. Mais ces formes de revers justement. Ou de poches. Ou les épaules. Pour voir comment on faisait, quelle était l’esthétique exacte. Ainsi, je peux le dire à force d’expérience, le cran parisien ne l’est pas vraiment. Toutefois, reconnaissons qu’il est actuellement un trait distinctif des tailleurs de la capitale.
Je vous souhaite une belle et bonne semaine. Julien Scavini.
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Quelle musique ai-je écouté pour écrire cet article? L’Introduction et Allegro op 47 d’Elgar. Et plusieurs fois le Sospiro op 70, par Sir John Barbirolli.
Petit rajout suite à un commentaire avisé :
L’introduction et allegro d’Elgar ! Sublime ! Je l’associe toujours et inévitablement à « Chambre avec vue » de Forster (et aussi James Ivory).
Voilà qui est vrai. Et voilà un film que je devrais analyser ici en de multiples aperçus d’images 🙂
Merci pour cet article et ces belles trouvailles iconographiques… Pas facile à réussir, le cran parisien (que les anglais nomment « fish mouth »), mais quand il est bien fait, quel plaisir des sens ! Je porte encore souvent mes vestes et vestons ainsi taillés par… encore un élève de Camps, j’ai nommé Gabriel Gonzalez !
Elgar, Barbirolli … pas très parisien… (mais délicieux tout de même)… alors que M. Ravel au bout de ce lien semble arborer un joli cran parisien (à moins que je n’aie rien compris) https://www.gettyimages.fr/detail/photo-d%27actualité/french-composer-maurice-ravel-at-work-on-a-photo-dactualité/2662267
Bonjour,
Très intéressante analyse. Je me souviens de vieilles publicités des 70’s croisées dans des ateliers en Italie avec des crans parisiens (avec pas mal d’arrondi, un peu comme celui de Chaplin).
Une autre chose qui m’a marqué, l’un des smokings les plus célèbres du cinéma, celui de Marlon Brando dans Le Parrain arbore un cran parisien (la cassure est légère, et la contre anglaise très courte).
En revanche, ce qui ne semble pas s’expliquer, c’est qu’il semble avoir pas mal disparu aux US alors que comme vous le faites remarquer il n’était pas si rare. Une influence des tailleurs européens qui ont émigré peut-être chez qui il n’était pas si fréquent ? Ou bien une certaine difficulté à trouver les bonnes proportions pour un cran réussi et qui ne se « démode » pas trop vite ?
Les bonnes proportions, et la finesse oui… La mécanisation de l’industrie y arrive difficilement je dirais, alors que ce cran ne le tolère pas.
Merci M. Scavini pour cet article très intéressant comme toujours.
Afin de ne pas mettre « à cran » vos lecteurs africains, je pense que l’expression « Afrique francophone » serait plus judicieuse.
« Le temps des colonies » de Michel Sardou n’a plus cours.
Ne voyez pas en moi un censeur des temps modernes, mais simplement un homme de son époque.
Amitiés sartoriales
Encore un article très intéressant, comme tous les articles ici.
A propos de mode masculine visible dans les vieux films, je me souviens avoir regardé l’intégral des films d’Alfred Hitchcock dans l’ordre chronologique. Un film chaque soir. Etant donné qu’il a tourné un (ou plusieurs) film(s) par an depuis 1922 ou 1925 jusqu’en 1976, ça m’a fait voir en version accélérée l’évolution de la mode. C’est ce qui m’a le plus amusé de cette expérience.