On imagine souvent que les plus belles pièces sont celles qui ont fait l’objet des plus longues réflexions. Des heures passées à choisir le tissu, à hésiter sur une nuance, une structure, une épaule, une ligne de revers. Tout cela donne, bien sûr, de très beaux costumes. Réussis, maîtrisés, mais presque trop ? Car pourtant, je me demande parfois si nos costumes préférés ne sont pas, justement, ceux que l’on a le moins intellectualisés. Qui trop embrasse mal étreint dit le proverbe.
Il y a ces pièces réalisées ou achetées un peu “par accident”. Un mariage pressant, un nouvel environnement professionnel, une occasion formelle mal préparée ? Et vous voilà à acheter une veste ou un costume sans trop y penser. Ou parce que vous voyez un costume en vitrine, qui sans avoir fait l’objet d’une étude, vous plait. Simplement parce qu’il plait.
Pour par part, c’est plutôt un tissu qui traîne dans l’atelier. Une coupe offerte par un drapier, oubliée sur une étagère. Un rouleau qui dort pendant des années sans projet précis. Et puis un jour, presque par nécessité ou par opportunité, je l’utilise. Sans y penser. Sans s’attacher à une idée préalable. Et c’est souvent là que la magie opère.
Mes deux costumes préférés sont de ceux-là.
Le premier est réalisé dans un Drapers bleu pétrole, fil-à-fil, avec une trame twill assez marquée. Un tissu étrange, presque déroutant au départ. Je l’avais depuis longtemps, sans savoir quoi en faire. Les mites y avaient un peu fait escale. Une fois transformé, il s’est révélé d’un confort et d’une présence incroyables. Une évidence posteriori.
Le second est un Holland & Sherry bleu marine, rayé de fines lignes grisées et très serrées dont j’ai tiré une récente vidéo. Une coupe que j’ai gardée en rouleau pendant presque dix ans. Dix ans. Et puis un jour, j’en ai fait un trois-pièces. Aujourd’hui, il fait partie de ces costumes que j’enfile avec grand plaisir.
Drapers, encore eux, m’avaient aussi offert une coupe de gris clair. Une couleur que j’avais toujours regardée avec méfiance. Trop claire, trop sage, trop… grise, justement. Finalement, ce costume m’a réconcilié avec le gris. Mieux : il m’a donné envie d’en porter. Et maintenant, c’est un vrai plaisir.
Tout cela pour dire une chose simple : on passe beaucoup de temps à réfléchir. Mais parfois, le destin a déjà fait le travail pour nous. Il pose un tissu sur notre chemin, et il ne reste plus qu’à lui faire confiance.
Je me dis d’ailleurs que certains clients, ceux qui aiment volontairement se perdre dans les liasses et les références interminables, gagneraient parfois à s’en remettre au tailleur. À son œil. À son intuition. À sa capacité de sentir une personnalité et son accord avec une étoffe. Ils sont rares, ces clients-là toutefois. Mais quand cela arrive, le résultat est toujours juste.
Simple. Naturel. Évident. Et souvent, inoubliable ?
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Allmen, ou l’élégance du roman policier légèrement suranné
Les fêtes de fin d’année approchent. Période propice aux livres : ceux que l’on offre, ceux que l’on reçoit, et ceux que l’on s’offre à soi-même, sous prétexte qu’ils “étaient sur la liste”. Si vous aimez le vêtement tailleur, le style un peu suranné, les atmosphères feutrées et les personnages délicieusement anachroniques, je ne peux que vous recommander la série Allmen de l’écrivain suisse Martin Suter.
J’avais lu Allmen et les libellules il y a une bonne décennie. À l’époque, j’avais gardé le souvenir d’un détective attachant : Johann Friedrich von Allmen. Un homme de goût, fauché mais plein d’ambitions, évoluant dans le monde de l’art et des objets précieux, entouré de mystères feutrés et de belles choses. Le tout accompagné de son majordome sud-américain, roulant dans une grosse Cadillac. Rien que ça.
Un ami m’a récemment offert le dernier : Allmen et Le dernier des Weynfeldt. Et j’ai replongé avec un plaisir intact — voire décuplé. Les traits de caractère y sont encore plus ciselés, les situations sociales toujours plus savoureuses. Pour qui aime observer le demi-monde parisien, ses codes, ses travers, ses faux-semblants et ses grandeurs fanées, c’est un véritable régal. Sauf que là on est en pays de langue allemande. Un grand bourgeois raffiné mais désargenté face à un esthète à la fortune colossale et grand collectionneur, cela donne des scènes hilarantes, souvent justes.
À vrai dire, on ne lit pas vraiment Allmen pour l’intrigue policière, qui reste volontairement secondaire, presque prétexte. Ce que l’on savoure surtout, c’est l’ambiance, l’observation sociale, et bien sûr — vous me voyez venir — le style. Car on se surprend vite à imaginer Allmen : son costume de tailleur, la coupe de son veston, la patine de ses souliers, la nuance de sa cravate, le pliage de sa pochette. On le visualise. On le construit mentalement, comme un personnage taillé sur mesure.
Et c’est sans doute là le charme de ces romans : ce sont moins des intrigues à résoudre que des atmosphères à habiter. Une lecture légère, élégante, délicieusement désuète. Parfaite pour accompagner les fêtes.
Belle semaine, Julien Scavini




















