Nous connaissons tous le jean. Impossible d’y échapper : il traverse les époques, les générations et les styles. Ce pantalon né dans les ateliers du XIXᵉ siècle, conçu à l’origine pour les ouvriers, les chercheurs d’or et les cow-boys, s’est imposé au fil du temps comme un incontournable du vestiaire moderne. À la fin du XXᵉ siècle, il a définitivement quitté les mines et les champs pour devenir un symbole de simplicité quotidienne. Aujourd’hui, le jean est partout : du bureau aux podiums, des friperies aux boutiques de luxe.
Deux éléments essentiels définissent le jean auquel notre œil est habitué. D’abord, un tissu : le denim. Une bâche de coton robuste, tissée en sergé, reconnaissable à son envers clair et son extérieur bleu. Ce bleu, d’ailleurs, n’est pas unique : il se décline en une infinité de nuances, de délavages et de patines. Si d’autres couleurs existent aujourd’hui — noir, blanc, brut, gris ou même pastel —, le bleu indigo reste son ADN. Ensuite, viennent les détails de construction, hérités de son usage utilitaire. Les surpiqûres apparentes, les rivets métalliques qui renforcent les zones de tension, les poches plaquées à l’arrière et les poches arrondies à l’avant — loin des poches passepoilées et biais typiques des pantalons de tailleur. Tout, dans le jean, respire la solidité et la fonctionnalité : un tissu robuste et des montages pensés pour durer. C’est cette combinaison qui a fait du jean non seulement un vêtement résistant, mais aussi un symbole culturel, entre travail et style, entre héritage et modernité.
Cet univers culturel qu’est le jean n’a rien de familier pour les tailleurs. C’est même, à bien des égards, son opposé.
D’abord, le coton. Matière reine du jean, il est pourtant peu apprécié dans les ateliers tailleur. Là où la laine, le cachemire ou le mohair se plient volontiers aux exigences du repassage, du formage et des points main, le coton, lui, résiste. Trop rigide ou trop plat, il ne se modèle pas aisément. Sa trame dense et sèche rend la couture à la main laborieuse, parfois même douloureuse pour les doigts. Bref, ce n’est pas un textile que le tailleur affectionne : il ne “vit” pas sous l’aiguille comme le ferait un drap de laine.
Ensuite viennent les détails de construction. Les tailleurs travaillent selon des codes précis, hérités d’une longue tradition : poches passepoilées, coutures invisibles, propretés intérieures, finesses des montages, repassages appuyés. Tout est pensé pour la ligne, l’équilibre, la discrétion du geste. Le jean, lui, procède d’un tout autre langage : surpiqûres apparentes, rivets métalliques, coutures renforcées, poches plaquées. Des solutions fonctionnelles avant tout, issues du monde ouvrier, et étrangères à la logique du sur-mesure ou de la coupe tailleur.
En somme, là où le tailleur cherche la fluidité, la précision et l’élégance du geste, le jean revendique la résistance, la simplicité et la franchise du travail bien fait. Deux univers que tout semble opposer — et c’est précisément ce qui rend leur rencontre intéressante. Peut-être ?
Si l’on part du principe que les méthodes et montages du pantalon tailleur — doublure partielle, couture ouvertes, fermoirs à plusieurs points, pli repassé au fer — restent immuables, alors la véritable variable dont dispose le tailleur, c’est le tissu. Car dans l’univers du tailleur, tout ou presque est codifié : les proportions, les lignes, les équilibres de volumes, la logique de montage. Ces gestes se transmettent, se répètent, s’affinent, mais ne se bouleversent pas. La coupe d’un jean par ailleurs est assez différente, notamment à la fourche. La rigueur du savoir-faire garantit la pérennité du style. Le seul espace de liberté, celui qui permet au tailleur d’interpréter, d’expérimenter, voire de dialoguer avec d’autres cultures vestimentaires, c’est la matière.
Ainsi, c’est par le choix du tissu que le tailleur peut faire entrer dans son langage des références extérieures — ici, celle du jean. En troquant le drap de laine pour une toile de denim, il ne change pas sa manière de construire le vêtement : il en change l’esprit. Le geste reste le même, mais le message se transforme. Le coton, autrefois proscrit pour sa résistance à l’aiguille, devient alors un terrain d’exploration : une façon de confronter la noblesse du tailleur à la rudesse du vêtement ouvrier. Une rencontre entre deux mondes que tout semblait séparer — l’élégance du sur-mesure et la robustesse du quotidien.
Lorsque le denim entre dans l’atelier du tailleur, quelque chose d’inédit se produit. Le tissu, habituellement destiné aux chaînes industrielles et aux surpiqûres mécaniques, se voit soudain traité avec une délicatesse inhabituelle. Sous les mains du tailleur, il se dote d’une précision nouvelle, presque d’une noblesse inattendue. Le denim, pourtant rustique, se prête alors à un tout autre registre. Travaillé comme un drap de laine, il révèle des subtilités de texture, des nuances de ton, des reflets de trame que l’on ne perçoit pas dans un jean standard. Les volumes s’affinent, les lignes s’équilibrent, les coutures se font discrètes. Le pantalon de travail devient pièce de style, presque pièce de conversation.
Esthétiquement, cette hybridation raconte une tension fascinante : celle entre la rigueur et la spontanéité, le formel et l’informel. Le denim adoucit la solennité du tailleur, tandis que la coupe tailleur élève le jean au rang de vêtement construit, pensé, sophistiqué. Symboliquement, c’est une réconciliation : celle du travail et de l’élégance, du quotidien et de l’exceptionnel. Là où l’un évoque l’effort, l’autre incarne la maîtrise. Leur union crée une allure nouvelle.
Ce pantalon de ville en denim — que l’on peut, avec beaucoup de précaution, qualifier de “jean” tant il s’en éloigne —, les Italiens le maîtrisent depuis longtemps.
Il faut dire que l’Italie a toujours excellé dans cet art subtil du mélange des registres. Là où les Anglo-Saxons séparent strictement l’univers du tailoring de celui du sportswear, les tailleurs transalpins ont su, dès les années 1970, brouiller ces frontières avec élégance. Sous leurs ciseaux, le denim cesse d’être un tissu utilitaire : il devient matière de style. Des maisons comme Kiton, Brioni, ou plus tard Incotex et Rubinacci, ont exploré ce territoire singulier : un pantalon à pinces, doublé, coupé comme un pantalon de flanelle — mais taillé dans un denim souple, parfois lavé, parfois brut. Le résultat n’a rien à voir avec un jean : la ligne reste fluide, la construction raffinée, et le tombé du tissu, plus dense que celui d’une laine, confère au vêtement une allure décontractée sans perdre en tenue. C’est une approche typiquement italienne que l’on retrouve chez Pini Parma : celle de l’élégance décontractée, de la “sprezzatura”, cette aisance à mêler le formel et l’informel sans jamais tomber dans la négligence. Là où le jean américain revendique sa robustesse, le pantalon en denim italien revendique sa nonchalance maîtrisée. Comme d’ailleurs la chemise en denim.
Cette idée, je l’aime depuis longtemps. Elle me séduit par tout ce qu’elle raconte : le dialogue entre deux traditions, la noblesse du geste tailleur appliquée à une matière populaire, la rencontre entre rigueur et décontraction. Pourtant, force est de constater qu’elle ne fait pas rêver tout le monde. En tout cas, pas ici. Les Français, semble-t-il, ne partagent pas cette fascination. Ou du moins, mes clients n’y ont jamais vraiment adhéré. J’ai tenté l’expérience à plusieurs reprises en prêt-à-porter. À chaque fois, ou presque, ce fut un échec. Le public restait circonspect, hésitant, incapable de situer la pièce. Trop habillé pour être un jean, trop décontracté pour être un pantalon de ville. C’est peut-être là tout le problème : en France, le vêtement reste encore catégorisé, assigné à un usage. On distingue avec soin le formel du décontracté, le bureau du week-end, la veste du blouson. Le denim, lui, brouille ces frontières — et cela déroute. Là où les Italiens voient un jeu, les Français perçoivent une ambiguïté. Sauf pour la chemise en denim, très adoptée.
Pourtant, nous n’en étions pas si loin.
Combien ai-je vu de messieurs entre deux âges, dont le blue-jean — car ils l’appellent toujours ainsi — était soigneusement repassé, pli marqué, parfois même légèrement amidonné, préparé avec attention par leur épouse. Ce n’était plus vraiment un vêtement de travail, ni un symbole de rébellion : c’était devenu leur pantalon du dimanche, celui qu’on porte pour “être à l’aise mais présentable”. Une esthétique très années 1990, à mi-chemin entre la décontraction et la correction. Le jean, dans cette version domestiquée, cherchait déjà à se rapprocher du pantalon de ville : un coton bleu, net, propre, assorti à une chemise bien rentrée et à un pull col V. En somme, une tentative spontanée, presque instinctive, d’apprivoiser le denim sans renoncer aux codes du “bien mis”. Peut-être que cette génération, sans le savoir, a posé les premiers jalons de cette idée : le denim civilisé, poli, intégré dans une logique de tenue plutôt que de vêtement de travail. Mais à l’époque, il ne s’agissait pas de style — plutôt d’habitude, de respectabilité, de “faire propre”. Là où je rêvais d’un pont entre le tailleur et le denim, eux pratiquaient, sans en avoir conscience, une version naïve et touchante de cette rencontre.
Au fond, je crois que c’est de là que vient mon attachement à cette idée. J’aime mon pantalon à pli, taillé dans la même coupe que mes pantalons de flanelle, mais confectionné dans un denim japonais dense et souple, au bleu profond. Simple, efficace, polyvalent. Il résume à lui seul ce que j’aime dans le vêtement : la justesse, la continuité du geste, la discrétion du style. Ni vraiment jean, ni vraiment pantalon habillé, il se glisse partout sans jamais jurer. Il a ce quelque chose de discrètement habillé, ou peut-être discrètement décontracté — c’est selon le regard. Il accompagne sans imposer, structure sans contraindre. Bref, il incarne cet équilibre que je cherche depuis longtemps : un vêtement sincère, à la fois ancré dans le quotidien et fidèle à une idée d’élégance.
Bonne réflexion, belle semaine, Julien Scavini










































